[Best of musique 2020] Un coffret, bientôt en vente, célèbre dans une version dépouillée un disque aussi important qu’émouvant. Autour d’un modeste piano et d’une avalanche de bonus, on décolle et retombe avec grâce.
The Sophtware Slump, c’est une histoire prise dans une histoire. La grande, c’est celle de Grandaddy. Au dos de leur premier album, Under the Western Freeway (1997), le cycliste qui s’envolait maladroitement semblait décrire un arc entre les bricolages du loser Beck et les symphonies de Brian Wilson. L’idée était d’emblée emballante : une bande de skaters barbus en chemises à carreaux (on ne parlait pas encore de hipsters), tirant de ses limites une musique aux mélodies rêveuses, aux accents aériens.
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A la surf pop des sixties répondait une vraie skate pop, tandis que déjà la rudesse grunge s’effaçait dans un brouillard d’atmosphères mi-cotonneuses, mi-toxiques. Problématique teenage vieille comme les temps modernes : déjà celle des personnages d’American Graffiti (George Lucas, 1973), film séminal se déroulant à Modesto, ville d’attache des membres de Grandaddy.
A leur tête, sous son indéboulonnable casquette, un certain Jason Lytle, dont la voix façon Neil Young tranche avec une dégaine rustaude, au diapason de ses sbires dont il se séparera en 2005, poursuivant sa route en solo avec deux magnifiques albums. Il les retrouvera en 2017 pour Last Place, ultime album de Grandaddy, endeuillé depuis la disparition la même année du bassiste Kevin Garcia.
Ce qu’on aura vu en (re)visitant cet album, ce sont d’abord ces merveilles de pop bizarre, leur rapport ambigu à la déliquescence de la nature face à une technologie junk
A l’intérieur de cette histoire, The Sophtware Slump (2000) vit sa propre vie. Et appartient autant à la discographie du groupe de Modesto qu’à la très sélective coterie des albums indie pop qui auront défini le tournant du siècle. Parfois comparé aux magna opera de Radiohead, OK Computer (lyrisme fragile et esthétique pseudo-geek) comme Kid A (goût de l’aventure, appel du large, des nappes électroniques) et classé aux côtés des sommets de Mercury Rev (Deserter’s Songs), The Flaming Lips (The Soft Bulletin) ou encore Sparklehorse (It’s a Wonderful Life), The Sophtware Slump, produit par Lytle lui-même, a pour lui un alliage bouleversant d’ambition cosmique et de fragilité terrienne.
Coup de génie
Avec He’s Simple, He’s Dumb, He’s the Pilot, l’album commence comme une demo asthmatique dont on se demande comment elle pourrait décoller pour de bon. Pourtant, il suffit des plus rudimentaires effets (un synthé vaguement planant, un vocoder fatigué) pour l’envoyer très haut dans la stratosphère. Autre coup de génie : laisser tout retomber dans une longue chute, comme celles qui suivent certaines ivresses. Dans Le Mont Analogue (1952), René Daumal décrit un mouvement similaire : “On monte, on voit. On redescend, on ne voit plus ; mais on a vu.”
>> A lire aussi : notre critique de “The Sophtware Slump” au moment de sa sortie
Ce qu’on aura vu en (re)visitant cet album à vingt ans de sa sortie, ce sont d’abord ces merveilles de pop bizarre, leur rapport ambigu à la déliquescence de la nature face à une technologie junk. Entrecoupé des rêveries nostalgiques de l’humanoïde Jed et enchaînant les titres aussi accrocheurs que doucement tordus, le groupe lévite derrière un Jason Lytle qui, à l’instar de Mark Oliver Everett (Eels) ou de Kurt Wagner (Lambchop), pourrait être un Charlie Brown qui aurait fini par grandir, se laissant porter par la féconde frustration des “I’ve got to get outta here” de Crystal Lake.
Les albums cités plus haut représentaient une mise à jour de la chose pop, à celle-ci répond aujourd’hui une mise à nu avec un disque consacré à la reprise de Sophtware Slump par un Lytle confiné devant son piano. Le résultat n’est en rien une version squelettique de la splendeur passée, plutôt une façon mélancolique de convoquer un souvenir vaporeux, d’en ressaisir les nombreux accès de grâce. Un geste qui nous rappelle que nous sommes toujours ce skater décrivant un arc incertain, du sol au ciel et retour.
The Sophtware Slump… on a Wooden Piano (DangerBird Records/The Orchard)
Disponible en écoute digitale
Coffret The Sophtware Slump (20th Anniversary Collection) – sortie début 2021
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