Pas mal de carrières ont explosé quand l’artiste s’est trouvé. D’autres quand il s’est trouvé un alter-ego. Pour Eminem, jeune rappeur quasi inconnu de Detroit, l’invention d’un ami imaginaire marque le point de départ fulgurant de son incroyable trajectoire : Slim Shady. C’était il y a tout juste 20 ans. A cette occasion, nous republions cet article sur la genèse d’un album mythique.
Un faux qui l’autorise à projeter tous ses fantasmes derrière un prête-nom, voire un masque. Il lui donnera le nom d’un album dont les ventes s’envoleront autour des 3 millions d’exemplaires et en feront le nouveau challenger de poids du hip-hop américain en décrochant d’emblée un Grammy Award de la meilleure œuvre rap de l’année. En trouvant ce personnage en forme d’exutoire, Eminem s’est paradoxalement trouvé.
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Quand Eminem largue l’incendiaire The Slim Shady LP en février 1999, il n’a à son actif qu’un album, Infinite, sorti trois ans plus tôt sur un label indépendant pour des ventes proches de l’encéphalogramme plat. Au printemps 1997, c’est le déclic autour de ce personnage avec Slim Shady EP, un disque de 10 titres produit sur le même micro label de Detroit. Sur la pochette, Eminem explose un miroir d’un coup de poing. Lui renverrait-il une image qu’il ne supporte plus après la déception de son album ? Laisserait-il le micro à une incarnation capable de jouer la provoc’ à sa place ? Qui est donc ce Slim Shady ? Le mystérieux personnage lui serait apparu dans un miroir sous l’emprise de drogues. Comme lui, c’est un jeune blanc aux cheveux blonds courts, yeux bleus et boucles d’oreilles. Mais intérieurement, il bout d’une colère qui contraste avec le calme relatif qu’on connait à Eminem. De sa voix menaçante, il en prend le contrôle et le fait sombrer du côté obscur. Dans les sinistres poèmes qu’il lui dicte, ce délinquant assoiffé de sang et petit dealer, raconte des histoires sordides, ajoutant aux rimes les pelletées de soufre dont Infinite manquait pour sortir Eminem de l’anonymat.
La naissance d’Eminem
Eminem, c’est un surnom qui lui vient de la déformation des initiales de son nom, Marshall Bruce Mathers III, soit « Double M » puis « M and M ». Né dans un bled du Missouri en 1972, il suit sa mère quand celle-ci file à Detroit des années après son divorce. Il grandit dans une banlieue de classe moyenne jusqu’à ses 14 ans où il ne peut résister à l’appel d’un hip-hop découvert trois ans plus tôt via son oncle Ronnie. Il commence à rapper avec un copain d’école et s’engage dans les battles organisées le samedi par Proof, son meilleur pote depuis ses 14 ans, dans le mythique magasin de fringues Hip Hop Shop. Eminem immortalisera ces concours dans son film 8 Mile.
Au début des années 90, son flow et sa virtuosité naissante lui permettent de se joindre à différents groupes dont New Jacks puis Soul Intent avec Jeff et Mark Bass, deux frères producteurs. C’est avec eux qu’il enregistre Infinite qu’ils publient sur leur label indé, Web Entertainment, en novembre 96. Mais rien ne va plus dans sa vie. Il bosse 60 heures par semaine comme cuistot et plongeur dans un petit restaurant afin de subvenir aux besoins de Hailie, le bébé qu’il a eu avec sa future femme Kim. Il avait 15 ans, elle 13, quand ils se sont rencontrés à l’école. Il évoque d’ailleurs ses difficultés de père dans un des titres. Mais l’accueil froid réservé à l’album, conjugué à ses excès de drogues et d’alcool, le poussent à une tentative de suicide. Viré de son restaurant, il s’installe avec Kim et Hailie dans la caravane de sa mère.
« Chacun de nous aurait son double. Chacun incarnerait deux personnages, comme ça on aurait la force de deux MC. C’est l’un des moments où Proof a joué un rôle majeur dans ma vie, parce que c’est comme ça que Slim Shady est né. »
Eminem
Plus tard, il définira Infinite comme une sorte d’apprentissage et « une démo qui aurait été pressée ». Par ses textes, rien ne le distingue de la masse mais Slim Shady va changer la donne. Sur le EP qui porte son nom, drogue, folie, sexe et violence hantent des rimes qu’il débite avec un flow bien plus personnel, le tout sur une production (signée DJ Head, Bass Brothers et Mr. Porter) elle aussi revue à la hausse. Slim Shady lui permet d’exprimer toutes ses frustrations tout en lui offrant l’opportunité d’échapper à son existence misérable : une idée de génie signée Proof. « Chacun de nous aurait son double. Chacun incarnerait deux personnages, comme ça on aurait la force de deux MC. C’est l’un des moments où Proof a joué un rôle majeur dans ma vie, parce que c’est comme ça que Slim Shady est né. Le nom ne vient pas de Proof, mais il m’a poussé à lui donner vie » raconte Eminem dans son autobiographie The Way I Am.
La rencontre avec Dre
Le rappeur embarque pour Los Angeles où il participe à un concours, les Rap Olympics. Bien qu’il ne décroche que la seconde place, la chance lui sourit enfin. Un employé du label Interscope amène un exemplaire du Slim Shady EP à son boss Jimmy Iovine qui le fait écouter à Dr. Dre, le rappeur et producteur qui poursuit une formidable carrière depuis la fin de ses Niggers With Attitude. Dre assurera que durant toute sa vie, aucune démo ou CD ne l’a jamais interpellé. Là, l’espace d’une seule écoute, il veut rencontrer Eminem. Et peu importe sa couleur de peau comme lui reprochent ses associés, peu enclins à signer un artiste blanc. Eminem hérite d’un contrat avec Aftermath Entertainment, label de Dre dans le giron de la major Universal à travers ses liens avec Interscope.
C’est à Ferndale, banlieue résidentielle de Detroit, que les deux se retrouvent en studio. D’abord intimidé par la présence d’un de ses héros, il trouve vite ses marques dans un processus créatif simple : Dre propose des beats, lui balance des rimes. En plus de son enthousiasme et de la production d’un quart des titres, le reste étant toujours l’œuvre des Bass Brothers, Dre apporte sa touche de génie marketing en demandant à Eminem de trouver un look à Slim Shady. Sous ecstasy, ce dernier s’achète un jour une bouteille de péroxyde d’hydrogène et se réveille le lendemain matin les cheveux blonds décolorés. « Je ressemblais à un putois – je n’avais aucune idée de ce que je faisais avec ces produits chimiques » explique-t-il dans The Way I Am. « Voilà ! On l’a, ton image » s’exclame alors Dre en le voyant débarquer ainsi au studio.
Le génie de The Slim Shady
Dès le premier jour, le fameux My Name Is est composé en une heure, suivi de trois autres dont Role Model. Eminem décide aussi de réenregistrer des titres de son EP comme 97 Bonnie & Clyde et Just the Two of Us. Sur le premier, il embarque sa fille en studio, faisant croire à Kim qu’ils vont au restaurant car l’histoire évoque l’envie de meurtre de sa petite amie par Slim Shady. Comme le titre de l’album l’indique, c’est bien son personnage sordide qui prend encore les commandes en racontant des histoires de viol (Guilty Conscience), d’overdose (My Fault) et de violences à l’école (Brain Damage), comme Eminem en a subies à 9 ans quand un écolier l’a violemment frappé après quatre mois de harcèlement. Dans la chanson, Eminem cite le nom de son agresseur qui l’a laissé dans un bain de sang avec des séquelles à vie : migraines, nausées et comportement antisocial. Sur l’interlude de 15 secondes intitulé Paul, il case un message téléphonique de son manager Paul Rosenberg qui lui conseille d’y aller mollo sur les textes après une première écoute. Son personnage reviendra comme par jeu sur d’autres albums, à la manière d’un running gag de dessin animé. Tout comme sa nouvelle façon de rapper, Eminem force tellement le trait de ses sombres récits qu’il finit par frayer avec l’humour tel un Tarantino du rap, faisant de The Slim Shady une œuvre aussi effrayante que comique quand le gangsta-rap s’autoparodiait dans une violence au premier degré.
« Il n’a pas peur de dire ce qu’il veut. Ses textes sont si malins qu’il fait passer un meurtre pour quelque chose de drôle à faire juste pour passer le temps ».
LA Times
Derrière la tension palpable et omniprésente, nul ne sait si Eminem est réellement sérieux, et même si c’est lui qui s’exprime ou son double maléfique. Peut-être la vérité se situe-t-elle quelque part entre les deux, avec une inspiration puisée dans son parcours, les banlieues white trash et les bungalows déglingués des trailer-parks qui survivent à l’écart du rêve américain. Dans un paysage rap où la guerre des muscles sévit, lui se sert de la pauvreté et des épreuves de son existence en utilisant ses rimes comme miroir grossissant et déformant afin de repeindre sa triste réalité d’humour noir. « Il n’a pas peur de dire ce qu’il veut. Ses textes sont si malins qu’il fait passer un meurtre pour quelque chose de drôle à faire juste pour passer le temps » écrit alors le LA Times. Dans Billboard, il est à l’inverse accusé de « faire de l’argent sur la misère des autres » là où une partie du public lui reproche de faire preuve de misogynie et de bienveillance à l’égard de la violence domestique, alimentant ainsi une controverse attendue.
Suite au succès mondial de The Slim Shady LP, Eminem devient l’énorme phénomène d’un rap américain qui cherche un nouveau souffle après les années gangsta-rap. C’est pourtant déjà la fin pour Slim Shady qui doit laisser la place à la vraie identité du rappeur dès l’album suivant, The Marshall Mathers LP. Bien que Proof laisse un immense vide dans sa vie à sa disparition en 2006, Slim Shady fera quelques réapparitions furtives. La moindre des récompenses pour celui qui avait sauvé la vie d’Eminem en 1999 en lui soufflant son œuvre la plus intense et sa plus belle des revanches.
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