De A à Z, tout ce qui a fait une année musiques dominée par le Sud, éclairée par le feu visionnaire de quelques audacieux.
John Adams Au carrefour des musiques populaires et savantes, John Adams a marqué l’année avec trois enregistrements : un disque consacré à son piano solo par Jay Gottlieb, des oeuvres de musique de chambre par l’Ensemble Modern et la publication de sa comédie musicale I was looking at the celling and I saw the sky.
Baroque comme J.-S. Bach. Du clavier d’Andreas Staïer au violoncelle de Peter Wispelwey, en passant par les flûtes du Flanders Recorder Quartet, c’est l’euphorie. La veine intimiste et contemplative, on la retrouvera chez Jean Geoffroy, subtil praticien du marimba. Quant à l’autre grand pilier du baroque, Monteverdi, il a connu grâce à Rinaldo Alessandrini une seconde jeunesse.
Celtique Le gros menhir de l’année. La cavalerie des druides et des bardes déferle sur une France en mal d’identité. Entre Manau, Denez Prigent, Dan Ar Braz, Alan Stivell, Tri Yann, on ne sait s’il faut se mettre à aimer le biniou ou s’inquiéter des croix celtiques qui fleurissent lors des processions.
Davis (Miles) 1970 : Bitches brew. Miles, à l’affût, synthétise son époque et la métamorphose. Une musique hybride, en fusion, totalement branchée sur les désirs et les pulsions d’un monde en révolution. Le premier véritable événement phonographique depuis la mort du trompettiste et un éternel manifeste pour le futur.
Eno Brian Très officiellement joué, repris ou adapté par d’autres musiciens avec plus ou moins de bonheur ; on préfère nettement Bang On A Can dans Music for airports à Philip Glass dans Heroes symphony , Brian Eno est devenu une légende bien vivante. Il compose, joue, produit et a même écrit un copieux et très original journal, Une Année aux appendices gonflés, traduit par Jean-Paul Mourlon (Le Serpent à Plumes).
Fils (de) Ne pas croire que l’hérédité du don ne frappe que la descendance rock. Si Sean a fait honneur au clan Lennon, Femi (Kuti) et Ravi (Coltrane) surent rendre fiers leurs défunts géniteurs.
Gamelle Ou G comme gadin. Jane Birkin a goûté à la gadoue avec un album pourtant confit dans la sollicitude de quelques filleuls enamourés. Michel Portal et Pharoah Sanders ont eux aussi raté la marche.
Iles Cuba, Jamaïque, Cap-Vert, Madagascar, Réunion… : la musique des îles est partout. Naïve, dansante, joyeuse, sensuelle. Elle est un antidote à la dérive dépressive des continents.
Johnson Linton Kwesi Son album More time est un modèle d’économie poétique, de ravissement musical, d’indignation pudique. L’un des hommes de l’année.
Kora Harpe céleste venue d’Afrique, elle devient l’ingrédient onirique de quelques projets inédits comme ce premier album de la chanteuse De Rosa et entre dans l’espéranto sonore de Lo Jo Triban…
Longévité Non seulement ils ne nous ont pas quittés mais en plus ils nous l’ont fait savoir : Compay Segundo, Pierre Henry, Sam Rivers, Pierre Barouh, Stockhausen, Pierre Boulez.
Mort Ils nous ont quittés : Nino Ferrer, Frank Sinatra, Jean-François Jenny Clarke, Rainette l’Oranaise, Tom Cora, Jean-Loup Charvet, Paul Misraki.
New Thing Impulse! notamment (Ayler, Shepp, Sun Ra, Sanders, Cecil Taylor…), mais aussi Atlantic (Ornette Coleman, Roland Kirk) ont cette année réédité un nombre considérable d’oeuvres majeures du free-jazz, réinstallant son radicalisme esthétique et politique au coeur de l’actualité jazzistique.
Ovni Ils appartiennent forcément à un autre monde : Général Alcazar, Teodoro Anzelotti, Freddy, Mandy Patinkin, H.K. Grüber.
Piano Plus que jamais, l’instrument où se cristallisent tous les conflits esthétiques de la jazzosphère. Que ce soit en solo avec Stephan Oliva, Paul Bley ou encore Fred Van Hove ; en trio avec Brad Mehldau, Matthew Shipp, et Sophia Domancich… Pour les pianistes classiques, on n’aura eu que l’embarras du choix, entre les rééditions de Rudolf Serkin et de Robert Casadesus (Plays Debussy et Complete piano music of Ravel), les nouveautés avec Alain Planès dans Schubert, Jean-Marc Luisada dans Bizet et Fauré et Michel Dalberto dans Debussy.
Quotas Depuis leur instauration, la chanson française n’a jamais paru si tiédasse, consensuelle, vieillotte et frileuse. Pour un Bashung en marge, un gros tas de larves obispiennes occupent les postes de radio comme d’autres nouveaux chiens de garde qu’on piquerait volontiers. A quand les quotas d’audace ?
Réaliste (chanson) La Tordue, Têtes Raides, Casse Pipe, Castafiore Bazooka : ils s’évertuent à cultiver une tradition poétique sans éviter toujours de verser dans la nostalgie lourde. Fréhel et Damia sont-elles solubles sur Internet ?
Sons (Bandes) La musique rêve du cinéma. La preuve : un coffret jazzistiquement onirique, Jazz n’Motion, cinq pianistes face à l’écran noir de leur nuits blanches. Plus une irrésistible série de rééditions : Le Dernier tango à Paris, What’s new Pussycat, The Knack, Mickey one, Les Demoiselles de Rochefort…
Tango Avec Dino Saluzzi, mais aussi Yoyo Ma, le Kronos Quartet et Gidon Kremer, le tango est entré dans une nouvelle dimension. De langage du corps passionné, du désir chorégraphié, il est devenu véhicule de rêve, d’abstrait, ouvert aux accommodations les plus audacieuses, les plus avant-gardistes. Thank you Astor Piazzolla.
Usurpateur C’était les années 60. Georges Jouvin « et sa trompette d’or » claironnait les airs en vogue, tandis que Franck Pourcel « et son grand orchestre » engloutissait n’importe quelle musique dans un océan de violons ; les années 90 nous ont apporté André Rieu « et son violon magique », nouvel ersatz de la musique classique.
Varèse Edgard Jamais la musique d’Edgard Varèse n’aura résonné avec autant de sauvagerie, de lyrisme et un tel sens de la spatialité que sous la direction de Riccardo Chailly, qui vient d’enregistrer une nouvelle intégrale du plus moderne de nos contemporains.
Xeres (de la Frontera) La ville berceau du flamenco ne reconnaîtrait sans doute plus aujourd’hui son enfant, tant il mute et se transforme. Paco de Lucia le marrie au jazz, à l’Orient. Ketama en fait un piètre brouet commercial. L’internationalisation ne saurait toutefois en dissoudre intégralement le caractère sanguin et insoumis.
York (New) Que devient la diaspora new-yorkaise ? Bonnes nouvelles du front : John Lurie et ses Lounge Lizards sont de retour, Marc Ribot flirte avec le son cubain et Arto Lindsay continue son périple brésilien de rêve…
Zé Tom On lui doit le plus savoureux retour de cette année. Ce point final en guise d’hommage.
Le Brésil, champion du monde malgré tout (Thierry Jousse)
1998, année brésilienne ? Footballistiquement, rien n’est moins sûr, mais musicalement, c’est incontestable. Plus qu’une irruption de talents nouveaux, c’est plutôt la continuité qui frappe, et surtout un exceptionnel regain d’intérêt, parfois publicitaire mais avant tout esthétique, pour la bossa et ses descendants. En tout début d’année, le maestro Caetano Veloso, prétendant au titre de plus grand chanteur du monde, a livré Livro, un de ses opus magnum. Fidèle à l’esprit du tropicalisme, mais aussi de la bossa de Gilberto et Jobim, Veloso continue à repeindre la musique brésilienne aux couleurs du rêve, de l’invention et du métissage. Un peu plus tard dans la saison, l’excentrique notoire Tom Zé est venu, sous l’impulsion du producteur David Byrne et de son label Luaka Bop, chatouiller le sérieux de l’industrie musicale avec ses bricolages intempestifs dans un album bien nommé Com defeito de fabricação, c’est-à-dire défaut de fabrication. Pour finir l’année en beauté, une découverte de Caetano Veloso, la chanteuse Virginia Rodrigues, davantage faite en apparence pour l’opéra ou les negro spirituals que pour la chanson brésilienne. Elle a pourtant éclairé de son soleil noir, Sol negro, cette fin d’année définitivement brésilienne.
L’année où le raï a conquis la France (Tewfik Hakem)
Des circuits parallèles du bled aux circuits de l’immigration en Europe, puis de la branchitude parisienne au phénomène de société : en une décennie, le raï est passé de l’underground Barbès-Bastille au top des ventes. Avec cette année, en guise d’apothéose, le triomphe des 1, 2, 3 soleils. Avec Khaled, Rachid Taha et Faudel qui caracolent en haut des hits, c’est la France qui redécouvre sa part arabe et, dans l’euphorie populaire suscitée par l’équipe championne du monde (« Zizou, président ! »), l’assume comme elle n’avait jamais osé le faire auparavant. Incontestablement, 1998 est l’année du beau mektoub (destin) de la scène basanée de France. Khaled le blédard a réussi le crossover absolu (des K7 brutes de décoffrage d’Oran à Don Was, en passant par IAM, Rita Marley, Goldman, en attendant la rencontre avec Snoop Doggy Dogg). Rachid Taha, l’enfant de l’immigration, du rock alternatif des 80’s et de SOS Racisme, a survécu à toutes les modes et revient en force après le ressourcement salvateur de l’impeccable Diwân. Enfin le succès de Faudel, jeune reubeu-céfran de Mantes-la-Jolie, prouve que désormais le raï a un avenir en terres françaises. Plus besoin d’importer des chebs, les banlieues françaises sont autant de laboratoires pour le raï hexagonal de demain. Depuis que les multinationales du disque s’intéressent à ce mouvement, le marché parallèle de Barbès est en train de péricliter. Plus que jamais, alors que Mami remplit des scènes et que l’Orchestre national de Barbès fête son disque d’or (100 000 exemplaires écoulés), rendons hommage aux anonymes producteurs de la Barbès-connexion, sans qui rien n’aurait été possible.
Année jazz : la vie derrière soi ? (Stéphane Ollivier)
Un peu perdus dans la pléthore de rééditions qui n’en finissent plus d’inonder le marché au risque d’annihiler toute velléité d’innovation, on a vu cette année resurgir miraculeusement trois continents peu ou prou engloutis. L’un mythique et oublié (l’opéra free-pop foutraque et flamboyant Escalator over the hill de Carla Bley), l’autre mystérieux et jamais véritablement localisé (l’oeuvre monstrueuse et protéiforme de Roland Kirk), le troisième invisible à force d’habitudes, de visites hâtives et conditionnées (Bitches brew de Miles Davis, tout autre chose que la « naissance du jazz-rock ! »). Trois hérésies toujours aussi radicales et subversives dans leur force de rupture et la provocation salutaire de leurs inspirations, trois univers de fusion, en fusion, qui proposaient alors, au tournant des années 70, trois lignes de (sur)vie au jazz moribond, trop tôt sans doute pour qu’il les suive. Si ces musiques apparaissent si actuelles trente ans plus tard, c’est en partie que, par d’autres biais souvent, ce qui s’aventure aujourd’hui finit par retrouver des propositions voisines, sinon similaires… On pourrait s’en inquiéter, y voir la marque d’une stagnation. On peut aussi considérer que ce coup d’oeil dans le rétroviseur n’est en rien passéiste, qu’il remet en mouvement au contraire des intuitions géniales et audacieuses jusqu’alors inexploitées. L’avenir de la musique passe aussi par sa mémoire.
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Francis Dordor
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