Assassinés à six mois d’intervalle, Tupac Shakur et The Notorious B.I.G. incarnent l’opposition artistique et la violence qui ont marqué la rivalité entre les deux côtes des Etats-Unis au milieu des années 90. Retour sur cet affrontement, précédemment publié dans notre hors-série « les étoiles filantes du rock ».
Né à Harlem au mois de juin 1971, Lesane Parish Crooks est rapidement renommé par sa mère en hommage à José Gabriel Túpac Amaru, un rebelle cacique, écartelé et décapité au Pérou à la fin du XVIIIe siècle. Les parents du jeune Tupac font partie du mouvement Black Panther, et l’enfant grandit dans une famille très conscientisée qui lui autorise un parcours scolaire atypique. De Harlem à Baltimore, Tupac suit les déménagements de sa famille pour atterrir dans une école d’art où il s’initie au théâtre, à la poésie et à la danse. Trois dimensions artistiques qui marqueront la carrière comète de l’un des rappeurs les plus marquants de l’Histoire.
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On est alors en 1988. Shakur n’a pas 18 ans, et sa famille décide de traverser le pays pour s’installer à Marin City, dans la proche banlieue de San Francisco. C’est là, sur la côte Ouest, que le post-adolescent à l’allure et l’expression raffinées va formaliser ses rêves de rap, influencé par l’écoute de N.W.A., Eric B. & Rakim ou encore LL Cool J.
De l’autre côté des Etats-Unis, Christopher Wallace, à peine plus jeune, hésite encore entre l’école et les alternatives d’ordre criminel offertes par les rues de Brooklyn, alors (très) loin d’être gentrifiées. Surnommé “Big” à cause de sa corpulence, Wallace trimballe sa carcasse de deal en deal depuis l’âge de 12 ans. Ses bonnes notes en rédaction et en anglais trompent la vigilance de sa mère, qui multiplie les jobs et l’élève seule depuis la fuite de son père, une paire d’années après sa naissance.
A la fin des années 1980, Biggie délaisse le lycée et passe le plus clair de son temps à écouler de la drogue, quand il ne démonte pas les autres rappeurs de son quartier dans les freestyles organisés en bas de chez lui.
Meilleurs ennemis
Plusieurs arrestations pour port d’armes remplissent le casier judiciaire de Biggie, jusqu’à sa condamnation à neuf mois de prison ferme pour vente de crack en 1991. La même année, Tupac concrétise ses aspirations avec 2Pacalypse Now, le premier des quatre albums publiés de son vivant. En écho au film de Coppola dont il emprunte le titre, le disque questionne la société américaine dans son ensemble. Bavures policières, pauvreté, racisme : Tupac assume d’emblée les enjeux politiques et sociétaux qui vont nourrir son œuvre. Le disque se trouve même au centre d’une polémique nationale lorsque Dan Quayle, alors vice-Président des Etats-Unis, met en cause l’influence de 2Pacalypse Now dans le meurtre d’un policier texan.
C’est aussi en 1991 que la compétition hip-hop entre les deux rives du pays s’intensifie brusquement lorsque le rappeur Tim Dog, originaire du Bronx, sort le morceau Fuck Compton pour torpiller ses homologues de Los Angeles. Des stars comme Dr. Dre et Eazy-E en prennent sévèrement pour leur grade. Et les embrouilles par morceaux interposés s’enchaînent jusqu’en 1993, année qui voit Tupac sortir son deuxième album (Strictly 4 My Niggaz) et Biggie renforcer ses liens avec Puff Daddy, qui monte le label Bad Boy Records.
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Tupac et Biggie apprécient leur travail respectif et se lient d’amitié…
Les deux rappeurs se sont rencontrés quelques mois avant, grâce à une demo (mal) enregistrée par Big, pas encore notoire mais suffisamment brillant et novateur pour exciter le sens des affaires de Puff. Ready to Die, le premier album de The Notorious B.I.G., arrive en 1994. Une tuerie remplie de tubes qui revitalise la côte Est et pose définitivement Bad Boy Records comme rival économique crédible de la côte Ouest. Malgré leurs oppositions géographiques, Tupac et Biggie apprécient leur travail respectif et se lient d’amitié. Plusieurs vidéos et clichés témoignent d’ailleurs de leurs bonnes relations, mais les choses s’enveniment lorsque Tupac est violemment agressé à New York dans la nuit du 30 novembre 1994.
Who Shot Ya?
Invité à participer à l’enregistrement d’un morceau dans un studio de Times Square, le rappeur de 23 ans est accueilli par trois individus qui lui volent ses bijoux et lui tirent dessus. Shakur reçoit cinq balles, deux dans la tête. Il survit et suspecte immédiatement Biggie et Daddy, qu’il accuse publiquement d’être les instigateurs de la fusillade.
En février 1995, rattrapé par une affaire d’agression sexuelle, Tupac découvre le morceau Who Shot Ya? de The Notorious B.I.G. depuis une cellule de prison. Il l’entend comme un aveu à peine voilé de la participation de son ancien ami dans l’agression qui a manqué de lui ôter la vie. Les paroles, comme le titre du morceau, prêtent à confusion, mais Puff Daddy et Biggie nient toute implication et assurent que la chanson a été enregistrée bien avant l’attaque. Ce qui constitue tout sauf un motif d’apaisement pour Tupac. Surtout que Biggie décide d’interpréter le morceau de manière vindicative lors de ses concerts pour jouer sur son caractère inflammable et sur la liberté d’interprétation qu’il impose.
La guerre est déclarée
Depuis sa prison située dans l’Etat de New York, Tupac observe la mascarade marketing qui ravive l’antagonisme entre l’Est et l’Ouest. Me Against the World, son troisième album, est publié pendant sa détention et il devient le premier disque à atteindre le sommet des charts alors que son auteur principal est en prison. Malgré les ventes de l’album, Tupac n’a pas les moyens de payer sa caution. Il doit attendre le mois d’octobre 1995 pour goûter à nouveau l’air libre, lorsque Suge Knight, président et cofondateur de Death Row Records, rachète sa liberté contre 1,4 million de dollars. En échange, Shakur accepte de lui livrer trois disques. Retour à Los Angeles, où il ne lui reste qu’une dizaine de mois à vivre.
Dans le même temps, la notoriété de Biggie a explosé, et son rap technique défonce la porte de la nouvelle école du rap US. Sur fond d’extrême tension avec la côte Ouest, le rappeur lance le groupe Junior M.A.F.I.A. (avec Lil’ Kim et Lil’ Cease), vit une histoire d’amour tumultueuse avec la chanteuse Faith Evans et se lance dans l’écriture de son deuxième album solo. L’année 1996 sera sanglante.
De l’autre côté du game, Tupac s’acquitte des deux tiers de sa promesse en sortant le double album classique All Eyez on Me. Son quatrième et dernier disque publié de son vivant le propulse un peu plus haut dans le mythe du rap américain, et la compétition entre l’Ouest et l’Est s’incarne plus que jamais dans l’affrontement médiatique des deux idoles de Death Row et Bad Boy Records. Le souvenir des Source Awards 1995, où Suge Knight a violemment pris à partie Puff Daddy, est encore frais et les déclarations de guerre se multiplient à grand renfort d’interviews et de morceaux vengeurs. Mention spéciale au clip classique de Tha Dogg Pound dans lequel une version triple XL de Snoop Dogg défonce les buildings de Manhattan.
Apogée en juin
La colère monte jusqu’au mois de juin 1996, où Tupac sort le morceau Hit ‘Em Up accompagné d’un clip ultra-énervé qui ridiculise The Notorious B.I.G. et lui promet une guerre éternelle. Entre les insultes, Shakur se vante notamment d’avoir couché avec la femme de son ennemi et en profite pour moquer ses qualités de rappeur. La tension est à son comble.
Quelques semaines après la sortie du clip, Tupac se rend à Las Vegas pour assister à un combat de boxe entre Mike Tyson et Bruce Seldon au MGM Grand Garden en compagnie de ses amis de Death Row. Tyson explose son adversaire dès le premier round et tout le monde embarque pour la boîte de nuit choisie pour accueillir l’après-soirée. Sur le chemin, une Cadillac blanche se porte à hauteur du convoi et un nombre indéterminé d’occupants ouvrent le feu sur le rappeur. Tupac Shakur est abattu, il succombera à ses blessures six jours plus tard sur son lit d’hôpital.
Deux rappeurs, trois morts
The Don Killuminati: The 7 Day Theory sort deux mois après sa mort, remplissant à titre posthume la promesse faite à Suge Knight un an plus tôt. Depuis la mort de Tupac, plusieurs théories mêlant crédibilité circonstancielle (un membre du gang des Crips serait revenu se venger de Tupac après une bagarre survenue quelques minutes après la victoire de Tyson) et pure fantaisie (la plus folle théorie voudrait que Tupac ait mis en scène son propre assassinat pour pouvoir se la couler douce depuis vingt piges sous le soleil des Caraïbes) ont vu le jour sans qu’aucun meurtrier ne soit arrêté.
Soupçonné d’avoir commandité l’assassinat, The Notorious B.I.G. et son entourage ont été entendus plusieurs fois par le FBI sans qu’aucune preuve formelle de leur culpabilité ne soit établie. Biggie s’est même dit choqué par le meurtre de son rival, et a confessé qu’il n’avait « jamais souhaité la mort de personne ». Orlando Anderson, le gangster des Crips qui s’était embrouillé avec Tupac quelques minutes avant sa mort a quant à lui été retrouvé assassiné en 1998…
Le mystère Suge Knight
Prévu pour le mois de mars 1997, l’album Life after Death de Notorious sonne aujourd’hui encore comme le dernier écho de sa courte discographie, tristement prémonitoire. Deux semaines avant la sortie du disque, Notorious B.I..G. est à son tour assassiné à Los Angeles, au sortir de la cérémonie des Soul Train Music Awards. Quatre balles tirées depuis l’habitacle d’une Chevrolet noire. Si les similitudes entre les deux meurtres ont donné lieu à de nombreuses théories sur les dérives de l’affrontement médiatique entre l’Est et l’Ouest, d’autres spéculations impliquent directement Suge Knight, le président du label Death Row, blessé lors de l’attaque fatale contre Tupac.
Knight n’aurait pas supporté la perte financière impliquée par le départ de son poulain après la livraison de son troisième et dernier album. Il aurait donc commandité le meurtre de Biggie dans un second temps pour détourner l’attention et laisser croire à une vengeance.
Aujourd’hui, Suge Knight dort en prison pour une histoire beaucoup plus récente. En janvier 2015, il a tué un producteur de rap méconnu nommé Terry Carter en le repassant à plusieurs reprises sous les roues de son 4 x 4. C’était en marge du tournage du film Straight Outta Compton censé raconter la gloire de N.W.A. : l’un des tout premiers groupes de gangsta rap et influence éternelle de Tupac Shakur.
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