33 tours du monde.
Jazz
Bill Evans Turn out the stars, The Final Village Vanguard recordings (Warner), The Secret sessions (Fantasy/Warner)
Deux coffrets pléthoriques d’inédits plus une série de rééditions permettent de redécouvrir Bill Evans, le plus grand pianiste de l’après-bop avec Cecil Taylor. Celui qu’on a trop souvent cantonné à une image pastel se révèle à l’écoute et à la réécoute comme le pianiste des fêlures et des gouffres impossibles à combler. Ecouter les derniers enregistrements de Bill Evans, c’est découvrir un homme perdu dans la vie et pourtant au sommet de son art musical. Entre Henry Mancini et Claude Debussy, entre Glenn Gould et Burt Bacharach, il y a eu Bill Evans, expressionniste autant qu’impressionnant, maître de la chanson autant que de la suite lyrique.
Jacques Thollot Tenga niña (Nato/Harmonia Mundi)
Le retour du légendaire Jacques Thollot, après dix-huit ans d’absence. Ce batteur de grande classe a été le compagnon de route de Bud Powell, Eric Dolphy, Don Cherry, Barney Wilen… Ce Français fut free, tout en demeurant un compositeur de premier ordre. Entouré de complices comme l’élégant pianiste Tony Hymas ou le trublion guitariste Noël Akchoté, Thollot donne dans Tenga niña le meilleur de lui-même avec des compositions qui sont autant de comptines de rêve. Un disque d’enfance retrouvée comme seuls les poètes savent encore en produire.
Miles Davis/Gil Evans The Complete Columbia recordings (Sony)
Le coffret de l’intégrale des enregistrements de Miles et Gil pour CBS aura été, à coup sûr, l’un des très grands bonheurs de l’année. Bonheur de réécouter les célèbres Miles ahead, Sketches of Spain ou Porgy and Bess. Bonheur aussi de découvrir quelques splendides inédits et les sessions de Quiet nights, sublimes variations sur la bossa-nova. Au total, des enregistrements d’un niveau stratosphérique accompagnés d’une palanquée de prises non retenues et de documents de toutes sortes. L’occasion est trop belle de rendre à Gil Evans ce qui lui appartenait en propre : un génie inégalé des arrangements oniriques, un sens de l’abstraction la plus sensuelle qui soit, portée à sa plus grande incandescence par un soliste de luxe, Miles ahead…
Leon Parker Belief (Sony)
Aux steel drums, cymbales, cloches, tambours et autres percussions de toutes sortes, Leon Parker s’est définitivement fait un prénom avec son deuxième album, Belief. A l’écoute de la sono mondiale, de l’Afrique ou des Caraïbes, le tout mélangé dans le New York le plus brûlant, le plus urbain et le plus contemporain, ce percussionniste flirte avec toutes les musiques d’aujourd’hui tout en cultivant élégamment la tradition. Un disque de rythmes plutôt que de jazz au sens traditionnel, habité par les effluves mystérieux des îles et des ailes.
Curtis Mayfield New world order (WEA)
Cloîtré dans l’impuissance d’un corps qui ne répond plus après l’accident dont il fut victime il y a six ans, Mayfield est allé loin, très loin pour hisser cet album là où désormais il restera : au sommet. D’abord tout paraît sage et léché, mais plus on avance plus on entend un homme creusant douleur et solitude pour parvenir à des gisements insoupçonnés d’émotion, des provisions enfouies de force, des filons de dignité et d’optimisme qui rassérènent et rendent humble. Même privé de motricité, il a su conserver à sa musique un soyeux inimitable, une sensualité ondoyante qui plonge le reste de la production soul de cette année dans la cuvette du ridicule. Là, Brother Curtis n’a plus de liberté que celle de dire la vérité et de mettre en mélodies l’essentiel.
Freddy Cole A Circle of love (Fantasy/WEA)
Le grand Cole est mort en 65. A Circle of love, sorti cette année, n’est pas une réédition. Mais l’ uvre du frère du King. Sans complexe, le cadet foule ici les cimes que son aîné avait sublimement annexées : celles des chansons jazz crépusculaires. Crooner jamais baveux, chanteur plus poignant que distant, Freddy Cole habite ses standards sans envolées mielleuses, juste accompagné par une formation aussi sobre qu’efficace. A Circle of love n’est pas un disque pour piano-bar chic et toc. Mais un recueil de ballades idéales pour accompagner nos spleens nocturnes.
Sonny Rollins Plus three (Milestone/WEA)
Rollins a enregistré bien mieux en d’autres temps. Rollins joue ici sur du velours car avec le batteur Jack de Johnette ou Tommy Flanagan au piano, on pouvait souhaiter rencontres plus périlleuses. Rollins souffre parfois d’autocomplaisance. Seulement, voilà : ce doux géant, qui vit depuis plus de dix lustres l’approche de son instrument comme une psychanalyse sauvage doutes et errements inclus , rappelle dans Plus three quelques évidences : le jazz est un art de l’instant, de la rencontre, de l’aléatoire et des scories. Les jeunes Turcs, trop lisses pour être pertinents (James Carter), en extrairont peut-être une leçon rafraîchissante.
Cassandra Wilson New moon daughter (Blue Note)
Sirène voluptueuse en décolleté distrait, Cassandra Wilson s’avance et commence à chanter : Billie Holliday ou Hank Williams ou U2 ou Neil Young, peu importe. Elle s’avance et chante, avec la même ferveur que jadis aux côtés des saxophonistes Steve Coleman ou Courtney Pine. Elle s’avance comme une fille du Sud un peu indolente, et chante : pas de jazz, de blues ou de pop, mais un peu de tout cela, et pas de démonstrations gratuites, puisqu’elle occupe tous les espaces. Elle s’avance et chante, comme avant elle la Callas, Lady Day ou la Môme Piaf.
Charlie Haden Quartet West Now is the hour (Verve/Polygram)
Haden confronté à ses mythes, à ses icônes, à ses fantasmes… Une musique qui avance à pas de nuit, le regard révulsé sur son cinéma intérieur l’écran blafard d’un orchestre à cordes où se projettent les langueurs déchirantes du saxophone d’Ernie Watts, la pulsation hypnotique d’une rythmique minimaliste… Une dérive sensuelle, hantée de nostalgie, dans un décor de série noire, et puis soudain au détour d’une phrase un accroc dans l’étoffe et le miroitement fugace de la chair, une profondeur insoupçonnée d’une beauté vénéneuse.
Arto Lindsay O Corpo sutil/The Subtle body (Rykodisc/Harmonia Mundi)
On connaissait Arto Lindsay comme agitateur new-yorkais patenté. On savait moins qu’il était le producteur de certains disques de Caetano Veloso et un amateur fou de musique brésilienne. Avec O Corpo sutil/The Subtle body, Arto Lindsay nous offre, quelque part entre Bahia et l’East Village, une collection de chansons comme on en rêvait. Entre une reprise de Jobim et une composition de Veloso, on croise Marc Ribot, Ruychi Sakamoto ou Brian Eno. Rien que du bon. Un disque rêveur à souhait, idéal pour passer l’hiver, auquel fait suite, incessamment sous peu, Mundo civilizado.
World
Bévinda Terra e ar (Celluloïd/Mélodie)
On ne peut pas ne pas évoquer une Amalia Rodrigues tragédienne, dont est ici revisité le retenu et déchirant Lagrima. Mais Bévinda, héritière de la Rodrigues, est aussi ailleurs : dans ses premières amours pour les Sex Pistols et l’ivresse résultante, dans sa vocation de guide de haute montagne et son aptitude au chant en apesanteur. Un premier album plutôt confidentiel et des tournées de centres culturels posèrent l’équation : comment faire l’économie de Bévinda ? Terra e ar approfondit le bonheur d’une langue qu’on ne comprend pas mais imagine, de la déchirante gravité du chant, de la discrétion somptueuse des guitares et accordéon. Emperlé de détresses anachroniques et chroniques, le doux rêve d’une petite fille obstinée…
Compay Segundo Antologia (East West)
Panama immaculé, pose altière, voix de velours et 90 ans au compteur, Compay Segundo ne sera jamais à l’aise dans ces magazines féminins qui mettent Cuba (son économie ravagée, ses cigares-roulés-à-la-main et son traître Havana Club) au goût du jour. Jamais. En revanche, sa nonchalance faussement spontanée, l’érotisme inhérent à des compositions en déhanchements perpétuels et un chant souple comme un éventail, toujours soutenu par une tierce futée, composeront l’exotisme le plus goûteux qui soit. Chantre du son cubain, il atteint sans peine un classicisme épicurien.
Simentera Raiz (Lusafrica/Mélodie)
Mama Cesaria a élargi les horizons d’une pincée de roches volcaniques, l’ensemble cap-verdien Simentera s’engouffre dans la brèche. Groupe amateur dirigé par le député-avocat-guitariste Mario Lucio, il grave donc un premier album dont le registre d’évidence (mornas) se double de multiples influences panafricaines. Le séjour cubain du leader enrichit les arrangements d’un sensuel saxophone afro-jazz. A noter la pureté bouleversante du chant de Tersinha Araujo (et les repons de Tété Alhinho). Aussi beau et inexplicable qu’une main tendue.
Red Hot and Rio (compilation)
C’est une certitude largement partagée : les tubes de la bossa-nova sont indestructibles. On trouvera donc sur Red Hot and Rio étape brésilienne de cette longue croisade musicale antisida un éventail d’artistes aussi large que la baie de Rio et, parmi ceux-là, quelques tâcherons Sting, George Michael dont la malfaisance n’a pourtant pas réussi à entacher ce projet. Le répertoire majoritairement signé Jobim trouve ainsi une nouvelle jeunesse grâce à la rencontre de stars locales Astrud Gilberto, Caetano Veloso, Marisa Monte alliées pour la circonstance à un panel rock éclectique et bienvenu : David Byrne, Everything But The Girl, Money Mark et beaucoup d’autres.
Tito Paris Graça de tchega (Lusafrica/Mélodie)
Depuis l’explosion Cesaria Evora, la musique du Cap-Vert jouit d’une reconnaissance planétaire qui pourrait facilement tourner en eau de boudin, pour cause de récupération exotico-toc. Mais le label Lusafrica veille. Illuminé par une orchestration polychrome et flamboyante, ce troisième album du cousin cap-verdien de Cheb Mami réfute le cliché d’une morna juste bonne à faire chialer. Les mélodies, mélancoliques, sont magnifiées par la voix du guitariste, enluminant Graça de tchega de couleurs chaudes et festives.
Bim Sherman Miracle (On-U Sound/Musidisc)
Il faisait un peu figure de boulet dans le laboratoire de Sherwood. Tryphon Tournesol largué au milieu des sept boules de cristal d’On-U Sound, Bim Sherman cogitait peinardement son grand- uvre. Avec Miracle, il le tient. Jamais reggae n’avait sonné aussi frugal, rarement songwriting n’était apparu aussi dense. Enregistré entre Bombay et Londres, roots et intemporel, il déroule des trésors de lascivité vocale. Ramené à l’essentiel, le reggae acoustique de Miracle s’inscrit directement dans la continuité jamaïcaine du New skin for the old ceremony de Leonard Cohen.
Vera Bílá & Kale
Rom pop (Last Call/WMD)
C’est une reine bohémienne, un personnage que Fellini et Kusturica auraient rêvé mettre en scène. Elle entre désormais, à la seule lueur de Rom pop, un album bricolé dans sa cuisine, dans le club restreint des phénomènes de l’année. Avec Kale, le groupe des frères Duzda, elle chante le quotidien du peuple rom avec un abandon tel que la tristesse finit toujours par se teinter d’allégresse et la gaieté tutoyer le bourdon. Attention, la musique de Vera Bílá & Kale est extrêmement contagieuse. Une écoute suffit à vous la faire entrer dans la tête et puis vous voilà réduit pendant des heures à en siffler les airs pour les évacuer. C’est pas commode.
Chanson française
Christophe Bevilacqua (Epic/Sony)
Loin du rose des Clichés d’amour, latin lover de banlieue pour romances en formica. Loin du bleu des Paradis perdus, de la dernière barrette avant le bout de la nuit. Bevilacqua est un album noir, nombriliste (les textes frôlent l’ésotérique), mélodieusement décharné. Comme un Bashung en forme (c’est-à-dire effondré), un Bowie perdu en contemplation devant le Portrait de Dorian Gray, un Alan Vega (ici invité) aux muqueuses enflammées, Christophe habille la vieille Aline de dentelles passées et d’immobilisme méditatif. Puis change de pièce, nous laissant nous débrouiller avec zones d’ombre et bouillonnements. Sombre et énigmatique.
Barbara Barbara (Philips/Mercury)
« Monument de la chanson française. » Cette embarrassante étiquette pourrait ne lui valoir qu’un consensus aussi imposant que finalement fastidieux. Bonne occasion pour aller chercher des poux dans ses nouvelles chansons. On en trouve (intervenants, voix…), ce qui rend ce nouvel album studio le premier depuis seize ans encore plus transcendant. Pas la moindre once de nostalgie facile dans ces douze compositions, pas la moindre trace de compromis dans ce retour d’une dignité unique. A la fois ovni d’une longévité inégalable, et humaine, trop humaine, Barbara reste d’une actualité aussi incandescente qu’indispensable.
Gérard Manset La Mort d’Orion (EMI)
L’album date de 1968. Vénéré par une escouade de siphonnés, il demeurait le disque le plus mythique de Manset son plus ambitieux, son plus « monstrueux ». Après maintes tergiversations, « le voyageur solitaire » a enfin accepté sa réédition CD. En exigeant cependant de retravailler le mixage un rafraîchissement dans les conditions d’enregistrement originelles. L’album a malgré tout vieilli. Mais de façon tout à fait passionnante les productions françaises contemporaines apparaissent en compa- raison franchement petits bras. Orion évacue un lyrisme d’une noirceur toujours inquiétante : moins boursouflé que flippant, frissonnant, incroyable.
B.O.F.
Alexandre Desplat BO Love etc. (Source)
Gage de qualité : sa musique éclipse souvent les images qu’elle recouvre. Il faut dire qu’entre Les Milles et La Nuit américaine, il y a un sacré boulevard. Ce qui n’empêche pas le stakhanoviste Alexandre Desplat de s’inscrire (humblement) dans la prestigieuse lignée de Delerue, filiation confirmée par la BO de Love etc. dont le thème principal calque astucieusement celui du Mépris. Tout au long d’une pièce orchestrale en dix-huit actes, aussi dense que fertile, il déploie avec raffinement et ampleur un enivrant souffle harmonique. Cerise sur le gâteau : Charlotte Gainsbourg module de son inimitable grain vocal l’entêtante chanson-titre.
Bernard Herrmann The Film scores, direction E. P. Salonen (Sony)
Enfin. Le centenaire du cinéma aura vu Bernard Herrmann reconnu comme l’un des plus impérissables compositeurs de musiques de film. La raison de cette célébration tardive est claire. Herrmann n’a servi que des maîtres Wells, Hitchcock, Truffaut, Scorsese dont l’importance eut pour fâcheux effet de le reléguer au rang de brillant accessoiriste. Or, qu’il s’agisse de Psychose, de Vertigo ou de Taxi driver, la musique de Herrmann tient la place d’un personnage à part entière, entretient un dialogue émotionnel avec le spectateur d’une intensité jamais reconduite depuis. Sous la patte un rien high-tech du chef finlandais Salonen, on replongera donc avec délice dans les atmosphères, hallucinées, ténébreuses ou pathétiques de quelques chefs-d’ uvre. Avec mention spéciale pour la partition éblouissante et peu connue de Fahrenheit 451, apportant sans doute le plus juste éclairage sur la création d’un artiste de l’ombre dont la frustration d’être considéré avant tout comme un « metteur en son » alimentait les uvres d’une mélancolie fulgurante.
Pascal Comelade Musiques pour films vol. 2 (Delabel/Virgin)
Amateur de génie, Pascal Comelade est le digne successeur d’Erik Satie par la simplicité de ses mélodies, son attachement aux musiques populaires et les instruments qu’il emploie (en partie des jouets d’enfants). Ce Musiques pour films vol. 2 (le volume 1 n’existe probablement pas…) rassemble des musiques composées pour des films qui n’existent pas davantage. Orchestrées avec ingéniosité, ces mélodies révèlent un goût pour des sons inusités : l’accordéon, qui respire plus qu’il ne souffle, les accords grêles du banjo, la crudité du piano d’enfant, l’orgue de foire, le tuba qui tonne de sa grosse voix, ou la guitare enjôleuse de Richard Pinhas dans Back to schizo. Une vraie foire, pour petits et grands.
Classique
Gavin Bryars Farewell to philosophy (Point Music/Philips)
Inconditionnel de Marcel Duchamp, membre du collège de pataphysique et de l’Oulipo et auteur inspiré des atypiques The Sinking of the Titanic et Jesus’ blood never failed me yet, Gavin Bryars récidive, toujours entre humour et gravité, avec ce nouvel Adieu à la philosophie décliné en trois mouvements : un Concerto pour violoncelle, Farewell to philosophy, multipliant les allusions à Haydn, By the vaar, qui célèbre une rencontre au sommet entre Bryars et Charlie Haden, et l’ondoyant One last bar…, destiné à l’ensemble de percussions Nexus. Privilégiant les sonorités graves, cet arachnéen Adieu à la philosophie atteint les profondeurs d’un infini métaphysique.
John Harle Terror and magnificence (Argo/Decca)
Quand un jeune compositeur anglais joue les Visiteurs et qu’une pop-star est de la partie, ça donne un album de toute beauté. Connu jusque-là comme saxophoniste, John Harle a puisé son inspiration du côté du Moyen Age, de Shakespeare et du jazz. Un cocktail inédit qui a séduit Elvis Costello sa participation aux chansons intitulées Mistress mine fait tout le prix de ce disque. Ces mélodies bouleversantes ne vous lâcheront plus dès la première écoute. Et pour ne rien gâcher, le Quatuor Balanescu est au meilleur de sa forme. On peut appeler ça de la « nouvelle musique » si on veut. Mais « musique » suffit.
Erik Satie Gnossiennes, Ogives, Petite ouverture à danser, Sarabandes, Gymnopédies, Reinbert de Leeuw (piano) (Philips)
Chef d’orchestre émérite, Reinbert de Leeuw a enregistré voici une quinzaine d’années pour Philips une sélection d’ uvres de piano de Satie. Ce nouvel enregistrement, réalisé pour le même éditeur et avec une prise de son numérique, permet de retrouver intacte son interprétation unique de Satie, mélange subtil d’humour et d’ascétisme. Certes, il est également compositeur, et cela s’entend dès la première note, où se révèle une pensée qui englobe la totalité de la pièce, si brève soit-elle (Petite ouverture à danser). Son piano s’attarde sur la vibration lumineuse d’un accord, cisèle une mélodie cachée ou obtient une dynamique inouïe dans l’infini d’un pianissimo.
Percy Grainger Danny Boy (Philips)
Si l’on ne devait retenir qu’un seul mot pour qualifier la musique de Percy Grainger (1882-1961), ce serait sans aucun doute « raffinement ». Et plus particulièrement dans ses uvres vocales et chorales. Tout, dans ses chansons et ses ballades, inspirées des folklores anglais et américain, est d’une élégance renversante : harmonies, choix des timbres (harpe, mandoline, marimba…), beauté des mélodies… Le portrait chatoyant qu’en dressent le chef John Eliot Gardiner et ses musiciens baroques tirera probablement de l’oubli ce compositeur attachant, que les grincheux et les pédants avaient négligemment remisé au second plan.
Django Bates Good evening… Here is the news (Argo/Decca)
Ah ! le petit bijou jubilatoire et plein de verve que voilà ! Brassant avec un rare bonheur ses influences classique et jazz, le Britannique Django Bates (36 ans), saxophoniste et compositeur comme son compatriote John Harle, a écrit là une musique libre de toute entrave. A l’aise dans ses baskets et dans son siècle, Django Bates pratique une sorte de zapping musical particulièrement bien ficelé. Mettons une sorte de parodie sonore de CNN. Toute l’actualité y passe : la chute du communisme, la mort du magnat de la presse Robert Maxwell, les cours de la Bourse… C’est à la fois tendre, onirique, ludique et grinçant. Django Bates (il tient son prénom de son papa fou de jazz), c’est à la fois Wallace et Gromit, le fils caché de Frank Zappa et également l’un des jeunes compositeurs d’aujourd’hui parmi les plus prometteurs.
Gidon Kremer Hommage à Piazzolla (Nonesuch/Warner)
Le violoniste russe Gidon Kremer aime tellement Astor Piazzolla qu’il a décidé de lui consacrer un deuxième disque. Le premier constitue un véritable hommage au compositeur argentin, lequel a donné ses lettres universelles au tango. Kremer et ses fidèles acolytes (entre autres Michel Portal à la clarinette, Vadim Sakharov au piano, Per Arne Glorvigen au bandonéon) ont transcrit avec finesse et fidélité ses compositions pleines de mélancolie. Un Piazzolla qui se rapprocherait plus de Schubert que de Carlos Gardel. Mais qui s’en plaindrait ?
György Ligeti Etudes pour piano (Sony)
Avide de toutes les cultures musicales ou extramusicales du monde, insatiable de curiosité, le compositeur hongrois György Ligeti (73 ans), contemporain de la sévère génération sérielle de Pierre Boulez, se voit aujourd’hui consacré par une monumentale édition de ses uvres (treize volumes prévus) chez Sony, dont la parution s’étalera jusqu’en 1998. Les quatre premiers volumes qui viennent d’être commercialisés sont plus que prometteurs. Outre celui consacré à ses uvres chorales a cappella, le plus convaincant est celui qui regroupe ses Etudes pour piano, entamées en 1985. Un véritable feu d’artifice, une débauche bariolée de sonorités où resurgissent les polyphonies et les rythmes africains qu’il affectionne tant. Le bouquet final, ce sera la nouvelle version de son opéra gargantuesque, Le Grand macabre, mis en scène par Peter Sellars, et qui sera gravé dans la foulée.
Philip Glass Music in twelve parts, The Philip Glass Ensemble, direction Michael Riesman (Nonesuch/Warner)
Ouvrage théorique de la répétition, plus de vingt ans après sa composition, Music in twelve parts (1971-74) exerce toujours la même fascination. Le son tournoie, s’enfle et vrombit sur des rythmes démesurés, soutenu par des basses d’une puissance égale à celle d’un disque de hard-rock. Ces subtils changements de tonalité, de tempo et d’accord, ou l’entrée d’un nouvel instrument, agissent comme une décharge stimulante. Cette première manière de Glass, certes expérimentale, a valeur d’un témoignage radical sur le chemin mouvementé d’une autre musique, dissidente à la fois du rock et du style néosériel encore en vogue dans les années 70 au sein de la création contemporaine.
Kurt Weill On Broadway (EMI Classics)
La saveur agreste d’un Kurt Weill définitivement américanisé s’en donnant à c’ur joie sur les scènes de Broadway, porté ici à bout de bras par le charismatique Thomas Hampson. Après Don Carlos et La Bohème, avec Bernstein, Sondheim et autres Loewe, notre leading-man montre d’abord qu’il est l’un des rares à pouvoir chanter presque tout vraiment bien. Il réussit aussi le pari de réhabiliter les deux uvres les plus délaissées de l’ancien comparse de Brecht, Love life et The Firebrand of Florence, qui plus est dans les tonalités et orchestrations originales (c’est suffisamment rare pour être évoqué). Sens dramatique et maestria vocale viennent rehausser un plateau en tout point réjouissant, conduit par le vieux briscard du musical, John McGlinn. A ne pas rater.
Braunfels
Die Vögel (Entartete Musik/Decca)
Avec le difficile Flammen de Schulhoff, la série Entartete Musik de Decca signe là sa plus belle réussite. Rien de « dégénéré » dans tout cela : c’est même complètement germanique sans être lourdingue. On est loin des luttes sociales berlinoises ou des défoulements importés par l’Amérique. Cette fable sur l’échec de l’émancipation présente un mélange savoureux de Strauss (Ariane à Naxos) et Humperdinck (Hansel et Gretel) conduit par une grâce mozartienne : difficile de ne pas succomber à l’envoûtement dès les premiers trilles du rossignol. S’il n’avait pas passé le cap de la postérité pour cause d’évolution politique défavorable, le sage mais avisé Braunfels mériterait qu’on s’intéresse à lui d’un peu plus près. Apparition remarquée d’un jeune loup aux dents longues : Endrik Wottrich.
Dossier réalisé par Thierry Clermont, Christophe Conte, Francis Dordor, Pascal Huynh, Thierry Jousse, Christian Larrède, Stéphane Ollivier, Benoît Sabatier.