Après deux ep qui donnaient un coup de fouet et de jeune au hip-hop français, le collectif 1995 sort un premier album massif, Paris Sud Minute, avant une vaste tournée. Ou comment sortir un disque complexe en jouant aux branleurs. Rencontre.
Fonky Flav – Avant Noël, nous étions angoissés : l’album était fini et il n’y avait aucun retour, nous guettions chaque avis sur le net, il ne se passait rien. Mais c’était juste que l’album n’était pas sorti… (rires)
Nekfeu – On a peur que les gens ne le comprennent pas car les premiers échos, c’est qu’il n’est pas accessible après une seule écoute.
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Vous reviendriez dessus si vous aviez le choix ?
Fonky Flav – Une deadline, c’est indispensable pour nous. On commence à travailler le jour où c’est déjà trop tard, on est toujours à la limite. Pour l’album, on s’était fixés très en amont le 3 novembre, certains qu’on allait tout écrire en tournée. On en est revenus avec un seul morceau, même pas fini… On a eu un mois et demi pour faire l’album. Sans une deadline, on n’arrêterait jamais de peaufiner.
Nekfeu – Ou on travaillerait en dilettante. J’aime cette pression de la dernière minute, qui force à être spontané, tout vient des tripes. J’étais déjà comme ça à l’école, je travaillais en direct, en freestyle, je n’anticipais rien. J’étais bon dans ce mensonge.
Ça a aidé, d’avoir votre propre studio ?
Fonky Flav – On s’y est complètement repliés, on travaillait par équipes, comme les trois-huit à l’usine. Moi je bossais de jour, je croisais les autres le soir en partant et le matin en arrivant, on faisait un petit brief sur l’avancée des morceaux et je continuais seul… Certains dormaient au studio, il était utilisé 24 heures sur 24. Les gens du McDo d’à côté nous connaissent par coeur ! Tout avançait de front, les sons, l’écriture, la production…
Nekfeu – D’où cette impression de brainstorming très instantané de l’album. Les notions de jour/nuit n’existent plus, je vis en marge de la société… Ce studio, c’était notre rêve… Fonky Flav en avait même déjà fait un dans son placard chez ses parents, où on a commencé à enregistrer ! Pouvoir vivre et bosser – les deux sans règles – dans le même lieu, sans pression du temps et de l’argent, c’était le fantasme.
Vous avez eu le temps de souffler depuis vos débuts ?
Fonky Flav – Depuis deux ans, je n’ai pas pris un jour de repos.
Nekfeu – C’est un cas à part dans le groupe, car il s’est sacrifié pour 1995. En plus de la musique, il s’occupe de tâches vitales, défend nos intérêts. Au départ, on a signé n’importe quel contrat, mais on a tout blindé. Fonky Flav, c’est une machine de guerre.
Fonky Flav – J’ai fait des études de gestion mais j’ai appris sur le tas, en écoutant les anciens. Je me suis pris des carottes au début, mais on s’est débarrassés des escrocs. On a porté les coups au bon moment, on marche la tête haute, on est sains.
Nekfeu – On arrivait avec un esprit hip-hop fraternel, on pensait que tout le monde était dans le partage, on n’imaginait pas le nombre de requins, on s’est même fait racketter. La grosse désillusion, c’est quand ça venait d’artistes que je considérais comme des grands frères, des modèles…
Fonky Flav – On a eu la chance d’être soudés, de beaucoup parler entre nous. On s’est soutenus. Et on a pris un bon avocat ! Mais les gens ont essayé de nous désunir. Sur le disque, sur le merchandising, sur les éditions, sur les concerts : on a eu droit à toutes les escroqueries. Du coup, on est devenus très méfiants. Et ça nous a vraiment donné encore plus de motivation. Les vrais amis, ce sont ceux qui ont vécu des galères ensemble, comme à la guerre… Et là, on a vraiment payé de nos personnes. C’est à la vie à la mort.
Nekfeu – On a affronté ça en n’étant pas les plus gros bras de la terre ! On n’était que des petits branleurs mais on a imposé notre truc. Ça nous a donné une légitimité dans le game.
La force de l’album, c’est la simplicité de façade, la nonchalance, presque, alors que c’est très complexe derrière…
Fonky Flav – C’est exactement ce qu’on prône : faire les choses sérieusement tout en étant cool, en rigolant. On adore le rap quand c’est simple et compliqué.
Nekfeu – On aime des formes d’apparence joyeuse, optimiste, tout en étant plus sombres, cyniques ou ironiques dans les paroles. On travaille énormément nos textes, car les choses les plus simples sont les plus percutantes. Ça serait facile pour nous de faire du rap spé, de jouer les mystiques et de ne pas comprendre ce qu’on chante. On veut être accessibles tout en jouant beaucoup sur les mots, les figures de style, les références. Quand j’écris, j’élimine beaucoup. Je passe du temps sur des détails, à trouver des mots avec une sonorité, leur rythme. J’aime les mots désuets, soutenus, qui choquent dans un discours de jeune.
Nekfeu – Pire : on se charrie. Même si j’arrive avec une punchline mortelle, je sais que je vais me faire vanner. Cet esprit critique très développé met une grosse pression : on écrit pour impressionner les potes.
Fonky Flav – C’est dur, la démocratie ! On peut passer des jours à s’engueuler sur un détail. Parfois même sur le disque d’un autre…
Nekfeu – On n’arrive pas à comprendre que le pote ne soit pas sur la même longueur d’onde. On a toujours été des emmerdeurs. J’étais un chien à l’école, je me suis fait virer de cinq lycées, j’ai fini par passer le bac en candidat libre. J’avais du mal à rester en place, à rendre les devoirs, j’étais insolent, je n’écrivais pas en cours, je remettais en cause les leçons d’histoire… Mais maintenant que j’ai quelque chose à perdre, je suis devenu plus sage.
Dans le XIVe, à Paris, le regard des gens a changé ?
Fonky Flav – Je suis entouré des mêmes personnes. On est juste devenus méfiants avec les “nouveaux amis”, on a tendance à faire bloc, nous six, en public… La notoriété, ce n’est jamais une fin en soi, on n’a encore rien fait dans la musique pour justifier ça.
Nekfeu – Je n’ai jamais eu de problème de sociabilité, ça n’a pas changé grandchose. Par contre, ça a modifié la donne avec les filles, ça rend plus… suspicieux.
Vous avez un background en musique ?
Nekfeu – Rien, zéro. J’ai fait ce que je croyais être du rap depuis mes 11 ans, je ne connaissais rien à la musique. Ma culture hip-hop, elle n’a commencé qu’à 16 ans. C’est là que j’ai eu l’impression de faire vraiment partie d’un mouvement.
Fonky Flav – Ma mère m’a fait faire deux ans de solfège au conservatoire municipal de Montrouge. J’ai tout appris seul bien plus tard, avec des logiciels. C’est surtout Hologram Lo’ qui s’occupe de nos musiques, il nous a sciés sur l’album avec des instrus ovnis comme Jet Lag… Son ouverture d’esprit s’entend vraiment. Et comme ça marche, on a envie de pousser ce délire le plus loin possible.
Nekfeu – On a tous envie de se mettre à la production. Et on a des copains musiciens pour faire ce qu’on ne sait pas faire. Après, le danger, c’est le rap prétentieux, qui se prend pour du jazz, faussement intellectuel.
Un autre ovni, c’est Pétasse blanche.
Fonky Flav – C’est un mec qu’on a rencontré au Canada qui a signé la production, Koudjo. On ne voulait pas faire un gros banger pour les clubs, mais les sons s’y prêtaient. Pétasse blanche, c’est une métaphore de la cocaïne, le son va à l’encontre des paroles, les deux univers s’opposent…
Nekfeu – Si le titre passe en club, c’est un vrai pied de nez. Mais ça aidera le message à circuler, ça serait assez drôle.
Fonky Flav – Notre grosse question, c’était de savoir si Pétasse blanche pourrait cohabiter avec des titres comme J’aime ça, si l’album serait cohérent. Tout s’est joué au mix.
Nekfeu – Il y a une sorte de récit, de chronologie dans l’album. Baisse ta vitre c’est le début de soirée, on se demande ce qu’on va faire. Puis on se retrouve en club avec Pétasse blanche, puis on se repose avec 103… Moi, ce que j’aime dans le rap, c’est qu’on me vende des images.
C’est quoi cette histoire selon laquelle vous avez pris des cours de chant ?
Fonky Flav – Ce ne sont pas vraiment des cours de chant. Ça vient de notre chanson La Suite, la première fois qu’on chantait vraiment… Ça a pris des jours de studio, des centaines de copier/coller… Et arrivés sur scène, on était incapables de chanter le refrain, c’était dégueulasse. On avait honte en voyant les YouTube. On a pris conscience qu’on n’était pas des chanteurs. Pour assurer la justesse et résister à la fatigue vocale, on a vu une sorte de coach, qui nous a donné trois conseils. Du coup, il y a de vrais refrains, des harmonies sur l’album.
Vous n’avez toujours écouté que du hip-hop ?
Fonky Flav – On était vraiment des puristes, bornés, c’était notre carapace. Mais on a vite refusé ce discours qui dit qu’un morceau arrête d’être bon quand il passe sur Skyrock. On n’est pas dans le délire “rap de rue”…
Nekfeu – Au collège, j’ai commencé par le rap. Il ne faut pas se voiler la face, on s’appelle 1995, on aime ce rap, le son, les machines des années 90… Mais on n’est jamais restés bloqués comme les puristes. Le purisme, c’est l’obscurantisme. Moi, à 14 ans, j’ai fait une colonie de vacances où j’ai découvert le rock, ça tombait à un moment où le rap, sa récupération à la radio, m’énervait. Je me suis mis à Rage Against The Machine, Metallica, Nirvana, Red Hot, Sum 41… Il faut dire que les filles qui me plaisaient écoutaient du rock… (rires) J’aimais l’engagement politique du rock, je découvrais un monde qui existait en marge de la radio. Dans le quartier, j’étais un marginal, on se foutait de ma gueule, on m’appelait l’anarchiste !
Fonky Flav – J’adore le travail de production, de textures dans le rock. Ça a été une révélation quand j’ai commencé à faire du son, on s’en sert aujourd’hui…
Nekfeu – Et puis un jour, j’ai lu une interview de Kery James où il disait écouter du rock, ça a tout validé.
En parlant de validation : comment avez-vous vécu l’approbation de Booba ?
Nekfeu – Ce qui nous a surtout étonnés, c’est qu’il ait la gentillesse de le dire. C’est un de mes rappeurs préférés, son parcours est fou, c’est un des seuls anciens qui tienne encore la route. Ça a fait bizarre, cette validation, venant du mec qui rappait “c’est pas que j’aime pas me mélanger mais disons simplement que les aigles ne volent pas avec les pigeons…”
C’est quoi, le “Paris Sud” du titre de l’album ?
Nekfeu – Dans le rap, c’est un territoire un peu méconnu. Alors que pourtant, il y a le Saïan Supa Crew, Beat De Boul, César de L’Skadrille… On joue un peu aux Américains : Paris Sud, c’est comme le Sud des États-Unis ! C’est juste une bande de mecs qui ont la vingtaine qui se sont rencontrés, qui ont tout vécu ensemble dans le même quartier. Ça n’est pas plus territorial que ça. Ceci dit, on fera notre concert à Paris dans le sud, au Palais des Sports (le 19 avril – ndlr). Comme Solaar ou NTM à l’époque.
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