Si la poudre « Nevermind « aura mis un certain temps à faire parler d’elle en France, ses retombées se font encore sentir plus de vingt ans après la sortie de l’album du groupe de Kurt Cobain, notamment sur une partie de la scène punk, expérimentale et noise hexagonale.
Beaucoup d’éléments font aujourd’hui que Nevermind, le deuxième album de Nirvana, est devenu avec les années (bien plus que lors de sa parution) un objet de culte et de fascination. Pour ses archétypes musicaux intrinsèques d’une part, dont l’introduction (ou tout du moins l’acceptation, puis l’officialisation) dans la sphère mainstream de la structure couplet calme/refrain abrasif au sein de ses chansons. Plus ou moins piquée quelques années auparavant aux Pixies (que Cobain idolâtrait par ailleurs), cette architecture immuable aura cependant été remarquablement rendue plus ronde, plus lisse et plus immédiatement identifiable aux oreilles de mélomanes non avertis et de néophytes de la chose grunge par Nirvana (avec en première ligne la vampirisation du producteur Butch Vig sur les musiciens – on y revient) que par leurs petits camarades de jeu Mudhoney, Pearl Jam ou encore Soundgarden – pour faire large.
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[…]le groupe disposait d’ores et déjà de cartes à jouer non négligeables pour se permettre de tirer son épingle du jeu lors de la parution de Nevermind.
Pour le packaging d’autre part, dont la pochette désormais si célèbre du bébé flottant sous l’eau bleue et déjà appâté par la couleur verte des billets de banque reste encore, vingt-cinq ans après la parution de l’album, comme un pur réceptacle à projections – le bambin a-t-il oui ou non une érection ? Ajoutons bien évidemment à cela la figure de Kurt Cobain, poster boy du mal-être adolescent mi-junkie, mi-tombeur, et l’on se dit que le groupe disposait d’ores et déjà de cartes à jouer non négligeables pour se permettre de tirer son épingle du jeu lors de la parution de Nevermind en septembre 1991.
Des débuts discrets en France
Aujourd’hui, et particulièrement depuis la mort de Cobain en 1994, la figure de Nirvana s’en est trouvée déifiée, et la stature du leader de Nirvana érigée en idole quasi-christique. Pourtant, à l’époque, cette adoration était bien loin de faire autorité, tout particulièrement en France (pour voir à quel point cette même adoration fait aujourd’hui l’unanimité, il suffit de lire les régulières toplists des magazines qui placent de manière quasi systématique Smells Like Teen Spirit comme l’une des plus grandes chansons rock de tous les temps – si ce n’est la plus grande). Si la critique spécialisée s’est assez rapidement enthousiasmée (Best et Rock’n’Folk, respectivement en octobre et en novembre 1991, ont réservé chacun des chroniques très élogieuses à Nevermind), la sauce a mis sensiblement plus de temps à prendre auprès du grand public, alors que le clip de Smells Like Teen Spirit tournait déjà en rotation lourde sur MTV de l’autre côté de l’Atlantique.
À ce titre, il est intéressant de lire le point de vue de Lelo Jimmy Batista, rédacteur en chef du site musical Noisey, dans son article de 2014 consacré au concert de Nirvana au Zénith de Paris le 24 juin 1992. Dans ce texte rédigé à la première personne, le journaliste se remémore le contexte précis qui l’a plongé pour la première fois dans les chansons du trio originaire de l’état de Washington :
« Tout ce que je connaissais alors du groupe se résumait à deux morceaux (Negative Creep et Sliver) enregistrés au vol sur la radio Suisse Couleur 3 (qu’on captait assez facilement dans l’Est de la France et qui était alors une station assez dingue, sans comparaison avec ce qu’elle est devenue par la suite) et un dossier paru dans Best sur les « néo-métallistes» (personne ne parlait encore de « grunge ») où Nirvana figurait aux côtés de Mudhoney, Soundgarden, Prong et Thee Hypnotics. Je ne savais même pas à quoi ces types ressemblaient et je les imaginais plutôt cheveux courts ou crâne rasé, un peu comme Fugazi (dont le nom et les disques circulaient alors nettement plus que ceux de Nirvana). » Plus tard, après avoir écouté la fameuse émission de Bernard Lenoir sur France Inter, il ajoute : Comme j’avais enregistré l’émission, durant les deux semaines qui ont suivi, j’ai réécouté Smells Like Teen Spirit environ 10 à 20 fois par jour, après quoi j’ai pu enfin trouver le disque, qui -succès outre-Atlantique aidant- a fini par être distribué en France courant novembre. Jusqu’au printemps 1992, la réputation de Nirvana s’est limitée au public averti (comprendre les gens qui lisaient la presse musicale, jouaient dans des groupes et allaient voir des concerts)… »
C’est donc véritablement au printemps 1992 que Nirvana explose en France, accusant un retard de plus de six mois sur son cousin américain. Mais si le train ne daigne se mettre en marche que de manière poussive et laborieuse, sa lenteur au démarrage n’a d’égale que la durabilité avec laquelle l’empreinte de Nevermind va se coller aux rétines et aux oreilles de ceux qui se prendront la tornade de plein fouet.
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L’héritage de Nirvana
On a souvent considéré les cas les plus apparents de la lignée de Nirvana, des affreux courants emo aux non moins recommandables cochoncetés post-grunge en passant par une certaine idée de l’alternative à la française, en laissant de côté certains autres courants. S’il n’est pas nécessairement des plus évidents de prime abord, l’héritage de la musique de Nirvana sur tout un pan de la scène punk, expérimentale et noise en France est en tout cas à examiner de près, et nous éclaire sur l’apport décisif d’un groupe qui aura participé à son époque à un modèle dominant et rassembleur, mais qui aura paradoxalement ouvert la voie vingt ans plus tard à des propositions que l’on considère aujourd’hui comme absolument radicales – en tout cas dans le circuit traditionnel.
Dernier exemple en date, la compilation de reprises de Nevermind proposée en 2014 par le label DIY Et mon cul c’est du tofu (joli nom), et qui regroupe tout un agrégat de francs-tireurs de l’underground hexagonal, de Noir Boy George à Jessica93. Si Pascal du groupe Besoin Dead et initiateur du projet, reconnaît volontiers que c’est un album qu’il a « énormément écouté », il voit néanmoins Nevermind « plus comme une tarte à la crème qu’un chef-d’œuvre absolu. » Il ajoute : « En proposant cet album de reprises, on a quelque part demandé à nos amis de singer leur adolescence 20 ans après. »
Ce qui ne l’empêche pas de revenir sur l’impact qu’a eu Nirvana sur sa manière d’appréhender la musique, et sur les différents ponts que le groupe de Kurt Cobain lui a permis, directement ou indirectement, de franchir, en mettant en perspective leur charge politique :
« Pour un groupe mainstream, leur propos n’était parfois pas si idiot, et rétrospectivement beaucoup moins creux que les banalités que racontent les musiciens actuels dans les magazines. Certes, comme l’avaient souligné les Thugs, toute cette clique de groupes du nord ouest américain n’était pas si critique envers le système libéral, mais néanmoins progressiste sur des questions de société, comme le féminisme, l’homosexualité, le végétarisme. C’était déjà ça de pris. En tout cas Nirvana fut pour moi une passerelle vers le punk rock et des formes musicales plus autonomes, confidentielles, déviantes et expérimentales. »
Présent lui aussi sur la compilation avec son projet Jessica93, Geoffroy Laporte partage lui aussi cette idée de passerelle, tout en se remémorant avec exactitude de quelle manière Nirvana est arrivé dans son champ musical :
J’aimais l’idée que l’histoire du groupe amène un malaise, j’adorais ce malaise peut-être autant que le groupe en lui-même.
Jessica 93
» J’avais 11 ans quand Nevermind est sorti, et le souvenir que j’en avais n’était rien d’autre que ce mec dans le clip de Smells Like Teen Spirit avec son balai. Ce n’est que quelques années plus tard, trois mois après la mort de Kurt Cobain, qu’un pote de ma classe de quatrième m’a prêté une K7 qu’il avait dans la poche. C’était un samedi matin, à ce moment-là j’ai pressé play sur mon lecteur cassette In Bloom m’a explosé à la figure. Je m’en rappelle comme si c’était samedi dernier. J’aimais l’idée que l’histoire du groupe amène un malaise, j’adorais ce malaise peut-être autant que le groupe en lui-même. Il faut préciser que j’ai grandi dans une cité du 93, les ambiances glauques, je baignais dedans, et petit on jouait parmi les seringues. J’avais, grâce à ce groupe, le sentiment de pouvoir refléter d’où je venais, bien plus fortement que le rap que j’écoutais jusqu’alors. Nirvana est le groupe qui m’a ouvert la porte à tout un univers dont j’ignorais l’existence. Le punk a depuis guidé mes baskets, j’ai monté mes premiers groupes en sachant à peine jouer d’un instrument. Après des formations de lycée, puis Natural Moustik, les Louise Mitchels, Mobylette Facile, Comité Défaite, Missfist, Retsar Baï Naïm ou maintenant principalement Jessica93, après plus de 500 concerts dans des conditions parfois irréalistes, plus d’une quinzaine de pays visités, il n’y a pas une seconde que je puisse regretter, et je sais que je ne le dois sûrement pas à ce faux groupe de poseurs en mousse de Radiohead, mais bien à cette bande de bouseux du nord-ouest américain. »
Plus que sur un plan strictement musical ou esthétique, l’apport de Nirvana aura résidé dans sa manière de ramener une certaine éthique punk au centre des débats, et ce jusque dans des scènes parmi peut-être les moins exposées, où son aura et son empreinte sont toujours marquées aujourd’hui.
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