En 1992, Neil Young publie Harvest Moon, magnifique écho à son Harvest de 1972. Le Loner, homme de peu de mots, accepte à cette occasion de rencontrer le journaliste Nick Kent et de raconter quarante ans de sa vie, avec ses choix, ses difficultés et son amour inextinguible pour la musique.
Dans une de tes chansons les plus poignantes, Helpless, tu évoques une ville du North Ontario où tu retournes souvent dans ton imagination pour te reposer. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait de la ville où tu es né.
Neil Young – Ce n’est pas un endroit spécifique, mais plutôt un lieu imaginaire, sentimental. En fait, il s’agit de deux villes. La première, c’est Omemee, Ontario, où je suis allé à l’école pour la première fois et où j’ai passé mes années de formation. Mais je suis né à Toronto, à une dizaine de kilomètres d’Omemee. “I was born in Toronto”… Mon Dieu, on croirait entendre le début d’une chanson de Bruce Springsteen ! Quand je repense à mon enfance, beaucoup de choses sont floues. Un peu comme si ma mémoire avait rejeté les mauvais aspects. Je me souviens tout juste avoir eu la polio à 9 ans. Finalement, je revois surtout les bons moments, les magnifiques journées au soleil. Mais il n’y a rien d’étrange à cela : on a toujours tendance à préserver les meilleurs souvenirs – cela peut être utile lorsqu’on traverse une période difficile. Il y a des moments dans la vie où l’on doit se raccrocher à ces images du passé pour en tirer de la force.
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https://www.youtube.com/watch?v=u7rQvJgTQ9U
La musique était-elle très présente chez toi ?
Je me rappelle avoir beaucoup écouté Frankie Laine. C’était à la même époque que Presley. Nous ne manquions jamais la série télé Rawhide, ce truc sur le Far West dont Frankie Laine avait composé le générique. J’adorais toutes ces musiques de cowboys, j’ai même repris l’une des chansons de Frankie Laine sur Old Ways, un morceau qui s’appelait The Wayward Wind et qui fut l’un de ses plus grands hits au Canada. Quand j’étais gamin, je longeais tous les jours une voie ferrée pour rentrer de l’école, je passais tout près d’une cabane en tôle habitée par un clochard. Or, la chanson commençait par les mots “In a lonely shack by a railroad track” (“Dans une cabane paumée au bord de la voie ferrée”). Alors, tous les jours, je passais par là avec mon petit transistor collé à l’oreille et j’écoutais cette chanson. Si je n’avais pas mon poste, je l’entendais quand même dans ma tête. Cette image et cette chanson sont toujours restées présentes dans mon esprit. Il y a une autre chanson que j’adorais et que j’ai fini par reprendre avec Crazy Horse et Jack Nitzsche au piano, c’est It Might Have Been, une sorte de valse country écrite par Jo London. Un tube énorme au Canada ainsi qu’en Angleterre, alors qu’aux Etats-Unis ce fut un bide. Un grand disque, avec une véritable profondeur d’âme. Malheureusement, j’ai complètement massacré le texte dans ma version.
https://www.youtube.com/watch?v=fAwZLVa7bJU
Tes parents s’intéressaient-ils à la musique ?
Mon père était certainement le plus sensible des deux. Mes parents écoutaient surtout des vieux big bands, Lena Horne, Della Reese, Tommy Dorsey, The Glenn Miller Orchestra, Cab Calloway…
Rêvais-tu de devenir musicien ?
Au départ, je voulais être fermier. Je pensais entrer dans un lycée agricole, puis monter ma propre ferme. Je voulais élever des poulets – petit investissement et gros revenus ! Après ça, je serais passé au stade supérieur, une véritable ferme, complète. Je savais que je devais commencer petit pour monter les échelons un à un. J’ai pensé à tout cela très tôt – je devais avoir 10 ans. J’avais même acheté mes poulets et conçu un système de coopérative pour les commercialiser. Mais à ce moment-là, quelque chose d’imprévu s’est passé dans ma vie : j’ai entendu Elvis Presley pour la première fois. Et puis, en même temps que Presley, j’ai écouté Ronnie Self, The Chantels, toute cette musique à la fois étrange et séduisante que l’on captait à la radio dans les Etats du Sud, ainsi que sur CHUM, la station de Toronto.
Quel genre d’éducation as-tu reçu ?
Ma famille était du genre nomade, on passait notre vie sur la route, si bien que j’ai dû fréquenter onze ou douze écoles différentes. Voilà pourquoi mon éducation laisse tant à désirer. J’ai quitté l’école à 16 ans ! Lorsque je suis sorti de classe pour la dernière fois, j’avais deux sentiments en moi : succès et échec.
Lorsque tu avais 13 ou 14 ans, ton père, Scott Young, qui était un journaliste canadien réputé, a quitté ta mère pour une autre femme. Ce fut très traumatisant ?
Très traumatisant, mais surmontable. Je ne pouvais rien faire contre le cours des choses. Je savais que mon père m’aimait toujours autant et que j’allais garder ma mère près de moi. En fait, quand j’y repense, cela devait être assez excitant. Pour moi, c’était un sacré changement. Nous avions vécu ensemble toutes ces années et, tout à coup, ma mère et moi partions vivre à Winnipeg.
A 16 ans, tu décides d’arrêter tes études pour devenir rockeur à plein temps. Tes parents t’ont-ils soutenu ?
Mon père n’avait pas le même regard que ma mère, simplement parce qu’il n’était pas là en permanence. S’il avait été à la maison, il aurait pris conscience de l’importance de la musique dans ma vie mais, en même temps, il m’aurait poussé à poursuivre mes études, comme l’a fait ma mère – et je suis persuadé que ses mots auraient eu plus de poids. Mais ce qui s’est passé est certainement très classique : le père s’oppose à ce que dit la mère, par principe. C’est encore plus flagrant si la mère décide d’être compréhensive avec l’enfant. Là, sans avoir la moindre idée de la vérité, le père condamne le gosse. C’est une réaction générée par la frustration, celle de ne pouvoir exprimer de véritable opinion. Je ne peux donc pas dire que mon père était contre moi, cela serait injuste envers lui, mais disons que ma mère me soutenait davantage.
« Sonner juste, c’est mon unique souci »
Quel fut ton premier contact avec un instrument ?
J’ai commencé à jouer à 14 ans, mais pas de la guitare. Je voulais d’abord maîtriser le ukulélé, le banjo et tous les instruments à quatre cordes. Mon premier fut un ukulélé en plastique, un Arthur Godfrey. Ensuite, j’en ai eu un deuxième plus grave, puis un banjo.
Et ta première guitare ?
J’ai commencé directement par la guitare électrique. J’étais surtout influencé par Hank Marvin and the Shadows, Lonnie Mack qui avait écrit The Wham of That Memphis Man!. J’adorais aussi George Tomsco, le guitariste des Fireballs, et puis Link Wray. En fait, c’est lui le plus grand, tout en haut de ma liste. Vraiment, ces mecs-là ont tout déclenché en moi, ce sont les vrais pionniers de la guitare. A l’époque, la musique surf arrivait tout juste, j’adorais ça : The Surfaris jouant Wipe Out, et puis Pipeline. Ensuite est arrivé Dick Dale. Il était plus chaud que les autres, moins sec. Lui aimait bouger, il y avait vraiment du swing dans sa musique. Sur Let’s Go Trippin’ par exemple, on n’entend que lui. Et le rythme est assez osé pour l’époque.
Te souviens-tu de ton apprentissage de l’écriture ?
La première chose que j’ai apprise, c’est qu’un nombre incroyable de chansons sont construites sur trois accords. C’est une idée qui vient du blues. On commence en sol, on passe en do, puis on boucle l’affaire avec un accord en ré. J’ai donc appris à travailler à partir de ces trois accords, avant d’approfondir. J’ai toujours appris seul, en m’améliorant au fur et à mesure… Mon premier concert, je l’ai donné avec un groupe de gamins du quartier. Au départ, nous nous appelions The Esquires, puis Stardust, et finalement, nous avons opté pour The Squires. On jouait nos propres trucs, surtout des instrumentaux dans le style de ce groupe anglais, Hank Marvin and the Shadows. Parfois, on essayait des choses un peu plus funky, plus rhythm’n’blues. C’est à cette époque que j’ai joué, pour la première fois, Farmer John des Premiers.
Tu chantais déjà ?
J’ai commencé à chanter en 1964, peut-être même en 1963. Au départ, mon groupe était instrumental. Mais très vite, le chant a pris une place essentielle.
Après l’aventure des Squires, tu intègres un groupe nommé The Mynah Birds en 1965. Vous auriez même enregistré un album qui n’est jamais sorti.
Il existe bien des cassettes des Mynah Birds, mais je n’ai pas réussi à mettre la main dessus. En fait, je n’ai chanté avec ce groupe que pendant quelque temps. Rick James et Bruce Palmer faisaient aussi partie des Mynah Birds. Nous avions fini par signer chez Motown, mais une fois au studio, des musiciens de session s’empressaient de nous remplacer dès que l’un d’entre nous peinait sur un passage musical. Motown enregistrait tous ses disques de cette manière. En fait, aucun artiste de chez Motown n’enregistrait seul. Parfois, un type approchait et se mettait à chanter avec toi, pendant que tu essayais d’enregistrer ta partie. Il se plantait là, dans ton dos, et se mettait à chanter. Très fort. Il y avait aussi un batteur maison, en permanence. Je me souviens que la batterie était clouée au sol. Moi, je n’avais jamais fait de disque dans ces conditions, alors j’essayais de m’enrichir en observant. Je voulais comprendre comment Motown enregistrait tous ces disques magnifiques.
“J’ai commencé à jouer à 14 ans, mais pas de la guitare. Je voulais d’abord maîtriser le ukulélé, le banjo et tous les instruments à quatre cordes.”
A cette époque, tu donnes aussi des concerts solo, voix et guitare acoustique.
J’ai entamé une carrière de chanteur folk solo en quittant les Mynah Birds. Je suis parti pour Toronto, où j’ai essayé de me joindre à plusieurs groupes locaux, mais ça ne collait pas. Je n’ai jamais réussi à me faire une place au sein de la scène de Toronto. Alors, par défaut, je me suis concentré sur la musique acoustique. Je me suis replié, mes chansons sont devenues très introspectives : cet aspect de ma musique est né comme ça.
De l’extérieur, on avait le sentiment qu’une véritable scène existait au Canada au début des années 1960. Il y avait Leonard Cohen, Joni Mitchell, Gordon Lightfoot, Robbie Robertson et The Band. Qu’en était-il de l’intérieur ?
Pour moi, ces gens-là étaient vraiment au niveau supérieur. En fait, The Hawks était le meilleur groupe de Toronto, la ville la plus importante du Canada musicalement. Moi, j’arrivais juste de Thunder Bay, entre Winnipeg et Toronto. Là-bas, ça marchait vraiment bien pour nous, mais à Toronto, nous n’arrivions pas à décrocher un seul concert, nous n’avions pas de quoi nous nourrir. Nous avons engagé un manager, mais lui non plus n’arrivait pas à nous trouver du boulot. Alors, nous passions notre temps à répéter. Finalement, je me suis mis à faire la tournée des coffee shops tout seul, à la guitare acoustique. J’ai même donné quelques vrais concerts, à Detroit par exemple, de l’autre côté de la frontière. Je commençais presque à en vivre. J’étais tout seul, je me trimballais avec ma guitare. Je débarquais dans un bar et je demandais si je pouvais jouer. C’était une sacrée expérience. Quand j’y pense, c’était assez cool, mais risqué. Tout seul dans la nuit, sous la neige, me demandant où j’allais bien pouvoir jouer le lendemain…
As-tu ressenti ce genre de choses en quittant Toronto pour Los Angeles ? Quel souvenir gardes-tu de ce périple, plus de trois mille kilomètres dans un véhicule des pompes funèbres ?
Nous étions six dans le corbillard ! Or, j’étais le seul à avoir mon permis. Il y avait bien une fille, Janine, mais j’avais peur qu’elle plante la bagnole, alors je conduisais tout le temps. Si j’étais vraiment crevé, je la laissais prendre le volant et je me couchais à l’arrière, mais je ne pouvais pas dormir, j’écoutais le son de la transmission de manière totalement obsessionnelle ! Après trois jours de névrose, je me suis écroulé en arrivant à Albuquerque. Nous avons fini dans une piaule, chez des hippies que nous venions de rencontrer. J’ai dormi pendant deux jours, puis j’ai été admis à l’hôpital, pour épuisement. Ils m’ont dit de manger, de dormir, de me reposer – le programme classique. Je ne sais plus comment j’ai pu tenir debout pendant si longtemps, j’avais peut-être pris des médicaments… Je me souviens aussi des routes. La Route 66 fonctionnait encore à l’époque. Je nous revois entrant dans le Missouri. Le revêtement de la route changeait, on passait d’un bitume noir avec des bandes blanches à une sorte de ciment avec des lignes jaunes. Il y avait aussi les drive-in. On roulait pendant des heures, on traversait des tas de patelins, on passait des collines du haut desquelles on pouvait voir à cinquante kilomètres. La nuit, c’était un spectacle magnifique, ces lumières sur la route, avec tout ce noir alentour. On se serait presque crus sur la Lune. Et puis on arrivait dans une ville, avec tous ces néons, ces restaurants, ces bars, ces arrêts pour routiers, ces casinos, ces salles de jeu qui vous crachaient leur lumière au visage. C’était une expérience fantastique.
“Je n’ai jamais réussi à me faire une place au sein de la scène de Toronto. Alors, par défaut, je me suis concentré sur la musique acoustique. Je me suis replié, mes chansons sont devenues très introspectives : cet aspect de ma musique est né comme ça.”
Dans le fourgon mortuaire se trouvait aussi Bruce Palmer. Ensemble, vous étiez à la recherche de Richie Furay et de Stephen Stills. Vous les auriez retrouvés au hasard d’un embouteillage…
Cela faisait dix jours qu’on les cherchait. Moi, je voulais surtout mettre le grappin sur Stephen. C’était vraiment un chanteur fantastique.
On a dit qu’à l’époque Stills était un musicien folk qui voulait s’essayer au rock et que toi tu étais un rockeur qui souhaitait s’ouvrir à la musique folk.
C’est assez logique. A l’époque, j’expérimentais, je tentais des trucs dans un style assez nouveau pour moi. C’était un peu folk-rock, mais en moins mielleux. On prenait deux ou trois chansons folk traditionnelles, des choses comme Clementine, She’ll Be Coming ‘Round the Mountain et Oh Susannah, on les transposait en mineur, on rajoutait quelques petites harmonies étranges, puis on jouait le tout sur un rythme surf. Mais bon, j’écoutais Dylan depuis 1963, depuis le jour où j’ai entendu son premier album. J’aimais aussi les Byrds. Ils étaient si cool, ils m’impressionnaient.
Stills et toi fondez Buffalo Springfield en avril 1966, qui décolle très vite. En mars 1967, vous êtes dans le Top 10 aux Etats-Unis. Après cinq années à te bagarrer, cela commence donc à marcher pour toi. Et pourtant, si on se réfère aux textes d’Out of My Mind ou Mr. Soul, tu sembles toujours mécontent.
Tout s’est passé très vite… Mais il y avait beaucoup de distractions. Et, jusque-là, je n’avais jamais été distrait dans mon travail.
Quelles distractions ?
Toute cette merde autour de nous : les groupies, les drogues. Avant cela, lorsque j’enregistrais un disque, j’étais seul en studio, avec mon groupe et un ingénieur du son. Lorsque nous partions, le studio était vide. A l’extérieur, on pouvait rester concentrés sur ce que l’on venait de faire à l’intérieur. Tout était axé autour du travail. A Los Angeles, les choses ne se passaient pas comme ça : quand on enregistrait, n’importe qui pouvait entrer dans le studio sans frapper. Ça pouvait être un autre groupe, sorti de nulle part. Dans ces moments-là, j’avais envie de mettre tout le monde à la porte. Et puis, il y avait tous les autres, des gens comme je n’en avais jamais vus auparavant. Toujours là à nous filer de l’herbe, à vouloir nous vendre des fringues de hippies. Je n’ai jamais vraiment su ce que ces gens attendaient de nous. Ils étaient si nombreux ! Et je ne parle même pas des filles… ni des sorties en club, tous ces endroits où il fallait aller. Je me rappelle m’être posé de terribles questions : “Comment vais-je trouver ma place dans ce monde-là ? Est-ce que j’aime vraiment cet univers ?”. Et puis, à ce stade, les managers sont entrés en jeu. C’est devenu un vrai business, et moi, je me retrouvais paumé au milieu de tout ça, ne sachant trop comment me comporter. J’essayais de ne pas faire trop de conneries, mais je ne pigeais rien à rien, car j’étais trop jeune. J’étais simplement heureux d’enregistrer mon disque. Et puis, soudain, j’ai réalisé que les chansons ne sonnaient pas comme je le souhaitais. J’ai commencé à m’interroger : “Pourquoi tous ces mecs sont-ils là avec moi ? Ils ne savent pas ce que je veux. Qui dirige ici ? Qui va décider si ce que nous faisons est satisfaisant ?”.
Je pensais que Stills dirigeait.
Plus ou moins. Pourtant, j’avais signé beaucoup de chansons, moi aussi ! Mais c’est vrai, il y avait plus de chansons à lui. Même chose en concert, nous interprétions plus de chansons signées Stills que Young.
Il existe une photo célèbre de Buffalo Springfield en concert : Stills et les trois autres sont habillés normalement, mais toi tu portes un vieil uniforme de la guerre de Sécession et un large Stetson sur la tête.
Oui, c’était toujours comme ça entre nous ! Buffalo Springfield était un grand groupe, mais son véritable noyau était canadien. Nous étions trois : Bruce Palmer, le batteur Dewey Martin et moi. Avec nous, il y avait deux Américains. Or, si vous regardez un film super-8 de l’un de nos concerts, vous constaterez que nous jouons tous les trois serrés, à l’arrière, alors que Stills et Furay sont sur le devant de la scène. Il en était toujours ainsi, nous étions tellement pris par notre musique que nous ne prêtions aucune attention au reste. Malheureusement, lorsque nous entrions en studio, l’ambiance changeait, et nous n’arrivions pas à comprendre pourquoi. Je crois que nous aurions dû enregistrer live, en direct, depuis le tout début. Mais les producteurs voulaient nous faire adopter la dernière technique en vogue : enregistrer un morceau en entier, puis ajouter le chant. Voilà pourquoi les disques de Buffalo Springfield ne sonnent pas comme ils le devraient. Pour moi, ce sont tous des échecs.
Sur le deuxième et le troisième albums de Buffalo Springfield, tu as choisi de produire tes chansons seul, sans le groupe. Les autres musiciens sont-ils totalement absents de morceaux comme Expecting to Fly et Broken Arrow ?
J’ai produit Expecting to Fly avec Jack Nitzsche. Sur Broken Arrow, il me semble que tout le monde jouait. Il y avait Stephen, Richie et moi à la guitare, Bruce joue la partie de basse et Dewey est à la batterie. Et puis il y a un mec nommé Don Randi qui joue du piano, ainsi que quelques cordes que nous avons ajoutées plus tard. Encore un de ces morceaux qui n’a pas été enregistré comme il aurait fallu. C’est tellement important, ce feeling de groupe. C’était ma plus grande frustration de jeune musicien de ne pas pouvoir tout enregistrer en direct, ça me rendait fou. Il m’a fallu tout ce temps, celui passé sur les disques de Buffalo Springfield et sur mon premier album, pour comprendre que je devais revenir à ma méthode d’enregistrement originale, celle que j’utilisais à Winnipeg, à Thunder Bay, pour obtenir le son que je recherchais.
Alors que Buffalo Springfield commençait à bien marcher, l’épilepsie fait son apparition dans ta vie.
J’avais déjà connu quelques problèmes avec ça, mais les grandes crises ont véritablement commencé à l’époque de Buffalo Springfield.
Etait-ce psychologique ?
Cela devait jouer un rôle, mais ce n’était pas tout. L’épilepsie est une vraie maladie, avec des facteurs déclenchants connus. L’aspect psychologique est important, mais il n’explique pas les crises. En fait, le coupable, c’est le cerveau. Il y a des électrons qui crament dans mon cerveau, et c’est la crise. En plus, mon corps est quelque peu déséquilibré à cause de certaines choses qui me sont arrivées. Alors, parfois, si mon cerveau reçoit trop de signaux, trop d’informations au même moment, ça peut tourner mal, physiquement.
Peut-être y avait-il une connexion entre la violence de ton jeu de guitare et la maladie. Parfois, on aurait dit que tu attendais une crise.
Je vois ce que tu veux dire : il y avait comme de l’électricité dans l’air…
Pendant un concert de Buffalo Springfield, tu as connu une véritable crise d’épilepsie. Te souviens-tu de ce qui a pu la déclencher ?
Je ne sais plus. Je me suis juste senti partir… Maintenant, lorsque cela se produit, j’arrive à me contrôler. Je prends un peu de recul, j’éteins tout. Je me ferme aux éléments pour un moment. C’est un peu dur à gérer lorsque je suis sur scène, devant tous ces gens, mais je me débrouille.
Lorsque Buffalo Springfield a joué à Monterey en 1967, tu as refusé de monter sur scène.
Je n’étais déjà plus dans le groupe à ce moment-là. En vérité, j’ai quitté le groupe parce que je ne voulais pas passer à l’émission de Johnny Carson, le Tonight Show : je pensais que ce show allait donner une mauvaise image de Buffalo Springfield. Pour moi, c’était une émission de variétés, le public n’aurait rien compris au groupe, nous n’aurions été qu’une putain de curiosité.
“J’ai toujours pensé qu’il y avait un côté amusant dans ma musique. Mais personne n’a encore véritablement compris mon sens de l’humour ! Prends Last Trip to Tulsa : voici ce que j’appelle une chanson très drôle, et ce n’est pas la seule.”
A cette époque, tu commences à fréquenter les membres de The Rockets, un groupe qui deviendra Crazy Horse. Leur rencontre était-elle le fruit d’une recherche ?
Disons simplement que j’aimais ces mecs. Je ne cherchais rien de spécial, je suis juste tombé sur eux. D’un seul coup, ils étaient là. Alors moi, je me suis mis à naviguer entre Buffalo Springfield et eux.
https://www.youtube.com/watch?v=f0npweGl3dA
Jack Nitzsche est devenu ton producteur et mentor. Quel genre de rapports aviez-vous ?
Jack m’a énormément appris. Il avait déjà travaillé comme arrangeur avec Spector et joué du piano en session avec les Rolling Stones. Je l’ai rencontré dans un club, juste au moment où Buffalo Springfield a commencé. Ce sont Greene et Stone, nos managers de l’époque, qui nous ont présentés. Nous nous sommes tout de suite appréciés et, depuis, nous n’avons passé que de bons moments ensemble. Je le considérais comme un grand producteur et arrangeur, et j’aime toujours autant écouter ses idées. Et puis j’adorais traîner avec lui, parce qu’on lui envoyait toujours les nouveaux disques et qu’il passait beaucoup de temps à les écouter, assis chez lui, pour se faire sa propre idée. A l’époque, il travaillait comme producteur indépendant, il avait vraiment la cote. Lorsque j’ai quitté Buffalo Springfield, j’ai habité chez lui, avec sa femme Gracia et leur fils Little Jack. On passait nos journées à écouter des nouveautés. Les 45t arrivaient par paquets, je me souviens en particulier du jour où nous avons reçu le premier single du Jimi Hendrix Experience. C’était bien avant le premier album. Nous sommes restés sur le cul ce type avait un son tellement cru.
Es-tu toujours content de ton premier album solo en 1968 ?
L’album en lui-même était très bon, mais ils m’ont fichu un nouveau procédé, le Haeco-CSG, sur les mixes originaux, et ça l’a tué. Le CSG, c’était ce truc de merde qui écrasait littéralement le son pour faire sonner la musique de manière identique, qu’elle soit enregistrée en mono ou stéréo. Nous avions tout enregistré à deux, Jack et moi, piste après piste. Certaines chansons datent de l’époque Buffalo Springfield.
Après ton départ de Buffalo Springfield, tu sembles rechercher une vraie stabilité. Tu achètes une maison à Topanga Canyon avec ta première avance sur royalties, puis tu épouses Susan, qui est déjà mère d’un enfant.
Je pensais que cela m’aiderait, me mettrait les pieds sur terre. Je n’ai jamais été du genre coureur. Je recherchais une certaine stabilité, c’est indéniable. Je voulais m’accrocher à quelque chose.
Six mois après ton premier album paraît Everybody Knows This Is Nowhere, où le monde découvre Crazy Horse.
Ils venaient tous de New York. Quand ils étaient gosses, ils passaient leurs journées au coin des rues à chanter des trucs a capella, des harmonies, des doo-wop songs. Mais en fait, c’était des gars assez durs, des mecs de la rue. C’est pour cela que le son de leurs instruments était aussi costaud.
https://www.youtube.com/watch?v=y1gxkRve4Q0
Danny Whitten était un peu le leader du groupe.
C’était surtout un grand chanteur, il me rappelait un peu Richard Manuel du Band, il avait ce genre de son dans la voix. C’était une excellente voix à laquelle se confronter, c’était aussi un très bon guitariste, pas un soliste, plutôt un accompagnateur, mais vraiment excellent. Je pouvais jouer avec lui très facilement, on se sentait tout de suite bien. Franchement, cela se passe rarement comme ça, mais avec lui, c’était simple.
Jusqu’à ce que l’héroïne l’achève.
Ce fut la fin d’un grand groupe. Crazy Horse sans Danny, c’est un peu comme si les Stones perdaient Keith Richards. Voilà comment je voyais les choses à l’époque. Rien n’a plus jamais été comme avant.
En 1969, juste après Everybody Knows This Is Nowhere, tu enregistres un autre album avec Crazy Horse et Jack Nitzsche au piano. C’est un disque plutôt country-rock, les morceaux sont enregistrés live. Mais il est mis de côté, et After the Gold Rush sort à sa place.
Cet album n’a pas été exactement jeté, il existe… En fait, les choses allaient vraiment très vite à l’époque. Je me souviens simplement que After the Gold Rush me semblait être la suite logique d’Everybody Knows This Is Nowhere. Juste après avoir commencé à jouer avec Crosby, Stills & Nash, je suis parti en tournée. Je me suis mis à jouer des trucs vraiment funky, des morceaux qui annonçaient la couleur musicale que nous souhaitions pour l’album suivant. Nous avons enregistré Wonderin’, Dance, Dance, Dance, It Might Have Been, Winterlong et quelques autres. J’ai fait transférer ces morceaux en son digital pour les Archives (le premier volume sur les cinq prévus est sorti en 2009 – ndlr).
https://www.youtube.com/watch?v=IbGi_eMYcbQ
En rejoignant Crosby, Stills & Nash, pensais-tu qu’ils allaient devenir aussi populaires ? Peut-on considérer votre union comme un acte calculé de ta part pour promouvoir ta carrière solo ?
Stephen est venu chez moi pour me demander si je voulais me joindre au groupe. J’ai réfléchi, puis j’ai dit “peut-être”. A ce moment-là, ils n’étaient pas certains de vouloir ajouter mon nom aux leurs. Pour moi, il n’en était surtout pas question. Et puis finalement, ils l’ont utilisé : alors là, plus question de me dégonfler ! Mais je voulais pouvoir continuer Crazy Horse en même temps. Concrètement, j’enregistrais avec Crazy Horse le matin, aux Sunset Sound Studios ; ensuite, j’allais en répétition avec CSN&Y, j’y restais jusqu’au soir. Je repassais chez moi avant de sortir en ville, puis je me couchais et recommençais le même train-train le lendemain. C’est à cette époque, en 1968, que furent écrites et enregistrées des chansons comme I Believe in You, O Lonesome Me, Wonderin’, ainsi que deux ou trois autres qui figurent sur After the Gold Rush. C’est aussi à cette époque que j’ai enregistré la première version de Helpless.
https://www.youtube.com/watch?v=YH4mvVg3b5U
Une version aurait donc été enregistrée par Crazy Horse avant CSN&Y ? Exactement, et cette version aurait dû sortir sur un de nos disques si l’ingénieur du son en avait enregistré la meilleure version. Malheureusement, il n’était pas prêt et n’a pu enregistrer que la version suivante, de moins bonne qualité. Ce genre de trucs m’arrivait fréquemment à l’époque…
Pour Woodstock, en 1969, tu as exigé un contrat stipulant que tu ne serais pas filmé. C’est un peu ironique lorsqu’on songe à l’impact qu’a eu le film sur ta notoriété.
Regarde attentivement chaque passage du film, et tu verras qu’on ne me voit absolument jamais. Je leur ai même fait changer le plan où nous montons sur scène, je leur ai fait retailler la bande-son afin que l’on n’entende pas mon nom ! Ecoute, tu verras, c’est assez drôle.
Mais pourquoi ce choix ?
Simplement parce que je ne voulais pas être filmé, c’est tout. J’étais là pour jouer, et je ne voulais pas qu’un connard de caméraman se plante devant moi. Je n’étais pas habitué à ce genre de connerie. Pas encore.
Quel souvenir gardes-tu de Woodstock ?
A Woodstock, nous avons assez mal joué. La sauce ne prenait pas, en tout cas pas chez moi. Nous nous sommes contentés de jouer sur notre popularité.
Le thème central de l’album After the Gold Rush était inspiré d’un scénario de l’acteur Dean Stockwell. Quel devait être le sujet du film ?
Cela se passait à Topanga Canyon, cet endroit totalement englouti sous l’eau après un gigantesque tremblement de terre. C’était un projet un peu fou et pas du tout commercial. Ils ont essayé d’obtenir de l’argent d’Universal Pictures, mais le projet s’est planté car on le trouvait trop arty. Mais je suis sûr que si le film s’était fait on le considérerait un peu comme Easy Rider. Le script était très riche, avec sa propre imagerie.
Avec After the Gold Rush, tu deviens véritablement très populaire. Pourtant, tu offres l’image d’une personne fragile, isolée. Etais-tu vraiment comme cela ?
Non, pas vraiment… Je ne me suis jamais considéré ainsi. En fait, j’ai toujours pensé qu’il y avait un côté amusant dans ma musique. Mais personne n’a encore véritablement compris mon sens de l’humour ! Prends Last Trip to Tulsa : voici ce que j’appelle une chanson très drôle, et ce n’est pas la seule.
“On peut survivre à la coke, on peut dépasser les problèmes d’ego. Mais si les deux s’entrechoquent, c’est l’explosion.”
Accordais-tu beaucoup d’importance à cette image ?
Quelle image ? Je me fichais de tout. Je voulais juste faire de la musique.
N’as-tu jamais eu le sentiment que le public était trop révérencieux envers toi ? Dans Rolling Stone, dans toute la presse underground, tu étais célébré comme celui qui avait repris le flambeau de la contre-culture des mains de Dylan.
C’est dur à dire. Tout ce que je sais, c’est que les choses allaient très vite et que j’avais en moi toute cette musique que je souhaitais faire sortir. En fait, mon plus gros problème, c’était de trouver le moyen de faire sonner mes disques. Les faire sonner juste : c’était mon unique souci. Je ne prêtais aucune attention au reste, à l’image, car j’étais totalement absorbé par le son, je voulais faire sonner les choses de manière décente. Je me trouvais dans une situation incroyable, avec tous ces gens qui m’aimaient soudainement, et moi, j’avais le sentiment de ne pas pouvoir leur donner ce qu’ils attendaient. Je n’arrivais pas à créer un son que j’aimais, je n’arrivais pas à approcher ce que j’entendais dans ma tête.
Que se passait-il dans ta vie au moment de Harvest en 1972 ?
Ma colonne vertébrale était littéralement en train de se désintégrer, si bien que j’ai passé des mois au lit avant d’enregistrer ce disque. Je venais de rencontrer une actrice, Carrie Snodgress, avec qui j’ai habité assez vite. Nous avons eu mon premier enfant, un magnifique petit gars que nous avons nommé Zeke. Tout cela comptait énormément dans ma vie. On trouve toutes ces choses dans Harvest, même si l’esprit musical du disque n’est pas exactement en rapport. Sur cet album, je voulais jouer très relaxé, facile. Harvest, c’était ma façon de dire : “Tout le monde se calme. OK, je peux jouer dur, je peux faire le singe sur Ohio et Southern Man, mais pour l’instant, j’ai autre chose en tête.”
Après Harvest, tu sors Time Fades Away en 1973, un album enregistré pendant une série de concerts dans des stades aux Etats-Unis en 1972. Il semblerait que tu gardes un mauvais souvenir de cette tournée et de ce disque.
Nous n’avons mis aucun morceau tiré de Time Fades Away sur la compilation Decade (un best of en trois albums paru en 1977 – ndlr), et c’est pour cela que Decade est un bon album. Voilà enfin un disque qui me ressemble, un recueil de chansons où l’on peut ressentir un véritable point de vue.
Pourtant, le morceau Don’t Be Denied figurait sur Time Fades Away : c’est l’une de tes meilleures chansons, l’une des plus autobiographiques également.
C’est l’une des meilleures. Au même titre que Hitchhiker, qui raconte mon expérience avec les drogues. Elle commence à mes débuts, puis avance dans le temps, en comparant les effets respectifs de toutes les drogues que j’ai essayées au fil du temps. C’est une chanson très intéressante ! Ce morceau doit bien figurer sur un disque pirate – je l’ai joué six ou sept fois en acoustique, dans les années 1970.
https://www.youtube.com/watch?v=MJGGH0FdQss
En 1973, tu enregistres Tonight’s the Night, un des disques de rock les plus lugubres de tous les temps. Les drogues et la mort en sont les sujets principaux. Tu y parles de Danny Whitten et de Bruce Berry.
Bruce était le frère de Jan Berry, qui jouait dans Jan & Dean, un groupe surf du début des années 1960. Il était roadie pour CSN&Y, il s’occupait des guitares de Stephen. C’était vraiment un mec très cool, toujours là dans les bons moments. Et puis, d’un seul coup, c’est devenu un autre mec. Il s’est mis à vendre les guitares de ses copains. Et là, nous avons tous compris que son problème avec les drogues était extrêmement sérieux. Les guitares disparaissaient, il racontait des conneries… Puis il est mort.
La tournée pour cet album fut très controversée.
C’était une tournée extraordinaire, une de mes préférées. Je me souviens du concert au Rainbow Theatre, à Londres, de celui de Bristol, le meilleur… Et puis cette soirée au Royal Festival Hall, à Londres également en novembre 1973. C’était vraiment des concerts magiques. Au Royal Festival Hall, je suis revenu faire un rappel alors que la salle était vide. Il n’y avait plus que Ahmet Ertegün, le boss d’Atlantic Records. Je lui ai dit : “Ahmet, j’ai tellement bien joué ce soir que je crois mériter un rappel supplémentaire, juste pour moi.” Alors, je suis remonté sur scène et j’ai joué Tonight’s the Night pour la quatrième fois de la soirée !
https://www.youtube.com/watch?v=G6LVIi7pzZI
C’est pendant cette tournée que j’ai pris conscience de ton sens de l’humour.
Cette tournée était si drôle, nous testions le public pour voir jusqu’où nous pouvions aller. Il y avait là un véritable effort de dérision.
N’avais-tu pas écrit un projet de comédie musicale pour Broadway basé sur Tonight’s the Night ?
Si. C’était l’histoire d’un roadie qui devenait une star et crevait d’une overdose à la fin. Ça s’appelait From Roadie to Riches ! Mais bon, comme tu peux t’en douter, notre histoire aurait fait un peu désordre à Broadway en 1974.
Tonight’s the Night était le reflet de ton obsession pour la drug culture. Mais sur la plupart des chansons, tu sembles toi-même assez shooté.
Mais j’ai eu beaucoup de chance de pouvoir me tirer de cet état lorsqu’il en était encore temps.
Comment t’en es-tu sorti ? Est-ce ton talent qui t’a sauvé ?
Je ne sais pas. J’ai toujours eu cette capacité à me sortir des situations périlleuses. Il n’y a rien de magique à cela, c’est plutôt comme une petite lumière qui s’allumerait. Lorsque la petite lumière s’allume, je pars.
En fait, Tonight’s the Night n’est pas sorti avant 1975. A sa place est paru l’album On the Beach.
Ça aussi, c’était un disque plutôt sombre, et obscur, dur à comprendre. J’ai écrit et enregistré ces morceaux alors que je me séparais de Carrie… J’aime vraiment bien la pochette de ce disque.
Revolution Blues, le morceau le plus remarquable de l’album, est consacré à Charles Manson. En 1976, les punks anglais en ont fait un de leurs morceaux fétiches.
Sacrée chanson. Je me rappelle l’avoir jouée avec Crosby, Stills et Nash en 1974. Figure-toi qu’ils étaient terriblement gênés par le texte. Ils en arrivaient à se demander s’ils voulaient être sur scène avec moi lorsque je la jouerais. Alors moi, je leur disais : “Mais quel est votre problème ? C’est juste une putain de chanson ! C’est un texte sur la contre-culture, sur des trucs qui existent !”. Ils ne savaient plus où se mettre. Voilà pourquoi je me suis toujours davantage investi dans Crazy Horse que dans CSN&Y.
https://www.youtube.com/watch?v=cV-RwtzfST8
Tu as connu Manson : avait-il un véritable talent musical ?
Charlie ? Il était génial, c’était un type incroyable. Il était vraiment bon artistiquement, c’était de bonnes chansons, très simples. Il prenait deux accords et les jouait en boucle. Les mots sortaient tout seuls. J’étais même allé voir Mo Ostin, le patron de Warner Bros, pour lui souffler de signer Manson : “Je connais ce type nommé Charlie. Il écrit des choses vraiment particulières. Il a sa place chez Warner Bros.” J’ai rencontré Charlie Manson chez Dennis Wilson, à Los Angeles. D’ailleurs, beaucoup de musiciens connus fréquentaient Manson, même s’ils jurent le contraire aujourd’hui. Merde, pourquoi mentir à ce sujet ? Il avait l’étoffe d’un poète, ce mec.
Le meurtre de Sharon Tate et de ses amis pendant l’été 1969 a dû être un choc terrible pour toi et pour la communauté artistique que tu représentais. En somme, c’était la fin du rêve hippie.
Disons que c’était un meurtre collectif. En cela, c’était déjà abominable. Mais de là à y voir la fin du rêve hippie, je ne sais pas… Pour moi, Manson n’y est pas pour grand-chose. Quand ce carnage s’est produit et que le nom de Charles Manson s’est retrouvé à la une des journaux, je n’ai même pas fait le rapprochement avec le Charlie que je connaissais. Jusqu’à ce qu’un jour un ami me dise : “Mais tu sais, Charles Manson, l’assassin. Charlie…”. Je me suis dis “Merde, c’était donc ce Charlie-là !”. Je voyais souvent les deux nanas, celles qui ont exécuté les crimes ordonnés par Manson – Linda Kasabian et sa copine, Patricia Krenwinkel. Elles étaient toujours dans les parages. Je me revois chantant avec elles, étalés sur le sofa. Charlie me racontait plein de trucs. Il me parlait sans cesse de la prison. Il y avait passé tellement de temps que, pour lui, être dedans ou dehors ne faisait plus aucune différence. Il disait : “Je suis en prison, de toute façon. Peu importe de savoir de quel côté sont les barreaux, je suis en taule. C’est comme le mur d’Hadrien.” Alors, de quel côté se trouvait vraiment Charlie ? Qui peut savoir ? Lui, il ne le savait pas, et c’est ce dont parlaient ses chansons. Il y avait en lui quelque chose qui effrayait, alors les gens ne voulaient pas trop s’impliquer, car Charlie ne vous lâchait plus. Moi, à chaque fois que je le quittais, je respirais, soulagé. Il était trop barré dans son trip. Je me disais : “Que va-t-il inventer maintenant ? Il vaudrait mieux que je me tire avant qu’il n’explose.” Alors, je me suis éloigné.
Tu parlais de cette tournée avec Crosby, Stills et Nash en 1974.
En ce qui me concerne, c’était un peu le chant du cygne.
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Au cours de cette tournée, vous interprétiez des chansons qui ne sont jamais parues sur disque. Je pense à Traces, Love-Art Blues, Hawaiian Sunset et Pushed It Over the End.
Nous les avons enregistrées live en 1974, mais le problème était le suivant : sans mes chansons, Crosby, Stills et Nash n’avaient pas assez de matière pour sortir un troisième album. Sur cette tournée, ils jouaient sept de mes chansons. Si l’album live était sorti, il y aurait donc eu sept chansons signées Young, une Crosby, une Stills et une Nash. Ils n’avaient pas de chansons ! Alors, j’ai refusé qu’ils le sortent. Je ne voulais pas que nos concerts deviennent des shows spécial Neil Young avec Crosby, Stills et Nash en invités. Franchement, s’ils m’avaient présenté quelques nouvelles chansons aussi fortes que les vieilles, nous aurions éliminé quatre ou cinq des miennes pour ne garder que les deux meilleures. Mais puisqu’il en était autrement, il était hors de question que le disque sorte.
https://www.youtube.com/watch?v=GNAjTV6Y1x0
A cette époque, vous avez essayé d’enregistrer à Hawaii.
Après la tournée, nous avons d’abord essayé de retravailler au Record Plant de Los Angeles. Je suis arrivé un matin et j’ai tout de suite vu que tout le monde était shooté. Ils s’engueulaient sans cesse. Le lendemain, j’avais le sentiment que nous allions à la catastrophe, alors, en arrivant, je n’ai même pas garé ma voiture. J’ai fait le tour du pâté de maisons et je suis reparti chez moi. J’y suis resté jusqu’à ce que le projet avorte.
On a souvent dit que la cocaïne avait tué CSN&Y.
Plus exactement, c’est la cocaïne et les problèmes d’ego qui ont tué le groupe. On peut survivre à la coke, on peut dépasser les problèmes d’ego. Mais si les deux s’entrechoquent, c’est l’explosion.
“Je n’étais pas vraiment influencé par la scène punk-rock. D’ailleurs, les morceaux de Rust Never Sleeps avaient été écrits bien avant que l’on entende parler des Sex Pistols.
Après cette période plutôt sombre paraît en 1975 l’album Zuma, un disque heureux en comparaison.
C’est un bon album. J’étais à nouveau seul et ça s’entend sur le disque. Même chose pour American Stars ‘N Bars en 1977.
Tu avais certainement de quoi te réjouir : tu retrouvais Crazy Horse, où un nouveau guitariste, Frank ‘Poncho’ Sampedro, occupait la place de Danny Whitten. Pourtant, tu disais précédemment que le groupe n’avait plus jamais été comme avant.
La mort de Danny a tué la dynamique qui animait Crazy Horse, mais pas le feeling d’ensemble. Bien sûr, le passé reste ancré en nous, mais le groupe survit. Lorsque je joue avec Ralph Molina et Billy Talbot, je sais que les autres ne reviendront pas, mais le groupe continue. Lorsque j’ai envie de jouer ce genre de musique, c’est à Ralph et Billy que je fais appel.
Le texte de Cortez the Killer, sur Zuma, est un point de vue très personnel sur le destin du grand explorateur. D’où tirais-tu tes informations à son sujet ?
De mon imagination, ainsi que de mes souvenirs de classe. Pour moi, Cortez, c’est l’explorateur à deux facettes : il y a l’homme charitable et il y a le salaud. Regarde Christophe Colomb, aujourd’hui, tout le monde reconnaît que c’était un type sans carrure. Et il n’est même pas arrivé le premier ! J’ai toujours eu pour principe de remettre en cause la légitimité des soi-disant icônes.
https://www.youtube.com/watch?v=m-b76yiqO1E
Au milieu des années 1970, tu t’embarques dans un autre périple musical avec The Ducks. Vous jouez dans quelques bars de la côte Ouest.
Je voulais juste me marrer, c’était un peu des vacances. Pour moi, les Ducks étaient l’occasion rêvée de jouer dans un groupe sans en être le leader, sans avoir à trop chanter. J’ai bien écrit quelques chansons avec eux, mais j’étais avant tout le lead guitarist du groupe.
Ensuite, tu retournes en studio pour y enregistrer Comes a Time, ton disque le plus mélodieux depuis Harvest.
J’allais dans une direction et, soudainement, j’ai ressenti le besoin d’aller en sens inverse, comme pour libérer quelque chose. Ma carrière semble se tisser autour d’un motif qui se répète sans cesse.
Au moment où le disque sort en 1978, tu repars sur la route avec Crazy Horse. Et là, vous jouez les morceaux qui finiront sur l’album Rust Never Sleeps, dont on a souvent dit qu’il était très influencé par la scène punk-rock.
Je n’étais pas vraiment influencé par cette scène. D’ailleurs, ces morceaux avaient été écrits bien avant que l’on entende parler des Sex Pistols. Thrasher, par exemple, racontait mes expériences avec Crosby, Stills et Nash au milieu des années 1970.
Après le succès critique et commercial de Rust Never Sleeps, tu retournes vers des contrées plus sombres, loin de la musique mainstream. Cela commence par Hawks & Doves en 1980.
Pour moi, c’est un album de transition. Sans être un disque barbant ! Comin’ Apart at Every Nail est une bonne chanson. Et j’aime vraiment bien Union Man. Mais bon, ce n’est pas un chef-d’oeuvre, juste un petit disque amusant qui montre où j’en étais à cette époque.
Retour à Crazy Horse en 1981 pour l’album Re-ac-tor. Le son est primitif, brutal.
Nous aurions dû passer plus de temps en studio. Ce disque et celui qui l’a suivi, Trans, ont énormément souffert du régime que notre petite famille s’était imposé. Pendant un an et demi, nous nous sommes consacrés à mon fils Ben, entre quinze et dix-huit heures par jour. Cela faisait partie d’un programme pour tenter de résoudre son handicap moteur. A ce moment-là, Ben essayait simplement de trouver un moyen de nous parler, de communiquer. C’est le sujet de l’album Trans. Sur ce disque, on sent parfaitement que j’essaie, moi aussi, de dire quelque chose. Mais on ne sait pas trop quoi. C’est exactement les sensations que je recevais de mon fils.
A-t-on sous-estimé Trans ?
Sous-estimé ? Pas moi ! S’il y a quelque chose qui cloche, c’est l’équilibre entre les instruments. Nous avons rencontré plein de pépins techniques. Mais le disque en lui-même est très bon.
La sortie de Trans marquait le début de ta relation tumultueuse avec ta maison de disques Geffen. D’ailleurs, tu leur avais précédemment remis les bandes d’un autre album, Island in the Sun. Qu’est devenu ce disque ?
Ils n’en ont pas voulu. C’était un truc tropical, des histoires de marins, de civilisations anciennes, d’îles. Deux ou trois de ces chansons ont fini sur Trans.
Ton album suivant, Everybody’s Rockin’, avec ses pastiches de rock des années 1950, est peut-être ton disque le plus étrange.
Personnellement, je le trouve aussi réussi que Tonight’s the Night. Le sujet est fort, l’histoire est bonne, mais malheureusement je n’ai pas pu la raconter dans son intégralité. Les sessions d’enregistrement ont été stoppées alors que je n’avais pas terminé mon disque. Geffen a fait annuler deux séances, celles où j’allais enregistrer Get Gone et Don’t Take Your Love Away from Me. Avec ces deux chansons, l’histoire du groupe The Shocking Pinks aurait trouvé tout son relief. En fait, ceux qui n’ont pas vu nos shows de l’époque ne peuvent pas vraiment tout comprendre. Mais bon, cette histoire n’avait pas la force de Tonight’s the Night. Et, évidemment, elle n’a pas rencontré le même succès populaire. Toute l’histoire des Shocking Pinks était résumée dans cette chanson, Get Gone : c’était des mecs qui se baladaient dans un camion pour jouer leurs chansons à travers l’Amérique. C’était très simple, les chansons étaient courtes, le disque était court. Tout cela n’était pas très profond. Mais tu vois, à un moment, c’était ça, la musique. Et les pop stars étaient comme ça… Et la musique était bonne. Très bonne.
https://www.youtube.com/watch?v=IAyG_u8mWxA
“Mes improvisations de guitare avec Crazy Horse sont très influencées par Coltrane. Miles, je l’admire pour son attitude vis-à-vis de l’idée de création, fondée sur le changement constant.”
Il y a plusieurs années, Peter Buck de R.E.M. me disait que toi et le groupe aviez un projet d’album en commun, mais que tu ne pouvais aller en studio avec eux car Geffen t’aurait attaqué devant un tribunal.
Il y avait bien une histoire comme ça. D’ailleurs, c’est drôle, car R.E.M. allait signer chez Geffen lorsqu’ils ont appris que le label m’en faisait baver. Finalement, ils ont coupé tous les liens avec Geffen et ont signé chez Warner Bros. Geffen a perdu R.E.M. parce qu’ils me collaient un procès pour l’album Everybody’s Rockin’.
A l’issue de ce procès, tu retrouves Crosby, Stills et Nash en 1988 pour votre deuxième album à quatre, American Dream. Malheureusement, cette expérience sera sabotée par le comportement hostile de Stephen Stills, alors complètement accro à la cocaïne. Pourquoi travailles-tu encore avec lui ?
Je comprends parfaitement que les gens puissent s’interroger sur notre relation. Nos musiques respectives sont si différentes aujourd’hui, mais j’aime vraiment toujours jouer avec lui. J’apprécie toujours ce son que nous créons ensemble. Le son qui se dégage dans ces moments-là est vraiment tranchant, sans que l’on puisse réellement l’attribuer à l’un ou à l’autre.
Après la réunion CSN&Y, tu entres dans ce qui sera sans doute ta période la plus créative. D’abord Eldorado, en 1989, suivi la même année par Freedom. En 1990 sort ton meilleur disque aux côtés de Crazy Horse, Ragged Glory. On a souvent dit que les musiciens de Crazy Horse étaient limités musicalement.
Cela n’a strictement rien à voir. Il y a tellement de musiciens de rock’n’roll qui prétendent vouloir créer quelque chose d’unique mais qui se plantent complètement. Ils sont complexés, alors ils veulent toujours en savoir plus sur la musique, sur la technique… La maîtrise technique n’a jamais été le but de Crazy Horse.
Sur Ragged Glory, le mode d’improvisation rappelle l’esprit du jazz. On pense à Miles Davis et à Coltrane.
Deux de mes héros. Mes improvisations de guitare avec Crazy Horse sont très influencées par Coltrane. Je suis surtout fasciné par Equinox et My Favorite Things. Miles, je l’admire pour son attitude vis-à-vis de l’idée de création, fondée sur le changement constant. Rien ne sert de rester en place, il faut bouger, avancer, sinon la création devient un job banal.
A quand remontent les morceaux de Harvest Moon ?
J’ai commencé à écrire pour ce disque en 1975. Le premier couplet et le refrain de You and Me datent de cette époque. En 1985, j’ai écrit One Of These Days. En 1988, Dreamin’ Man. En 1989, Natural Beauty. Unknown Legend ? C’était en 1982. From Hank to Hendrix date de 1992, Harvest Moon de 1991. J’ai bossé en studio sur cet album pendant un an. J’ai enregistré dix-huit morceaux. Il en reste dix sur l’album.
https://www.youtube.com/watch?v=iO5lN2_D-PU
Tu donnes des concerts depuis plus de trente ans. Connais-tu toujours le trac ?
Monter sur scène me rend nerveux. Parfois, s’il y a trop de gens dans ma loge, je me sens mal, alors je vais dans la salle de bains, seul. Je fais couler l’eau de la douche et je chante, des vocalises pour chauffer ma voix, pour être meilleur sur scène. J’oublie tout le reste, je me concentre sur moi-même, sur ces vocalises qui résonnent. Je respire profondément, et là, je me sens presque comme un Indien au milieu d’une cérémonie. Mais bon, je dois aussi admettre que mon petit rituel m’est très utile lorsque j’ai envie d’être peinard avant un concert ! C’est mon meilleur truc.
Tu parles souvent de la création comme d’une muse qui viendrait te voir pour t’ordonner d’écrire. En a-t-il toujours été ainsi ?
Toujours. J’ai l’impression d’être guidé dans chacun de mes gestes.
As-tu déjà souffert du blocage de l’écrivain confronté à la page blanche ?
Si c’était le cas, je n’en saurais rien. Je ne saurais pas identifier ce phénomène. Tu vois, je n’ai jamais essayé d’écrire, ça sort naturellement. Il n’y a donc pas de blocage. Je ne m’assois jamais en me disant : “Mon Dieu, il faut que j’écrive. Il faut vraiment que j’écrive…”. Merde, si je n’écris rien, tant pis ! Ça me laisse plus de temps pour faire autre chose. Pour l’instant, il se passe plein de choses dans ma vie. L’album sort, j’ai beaucoup joué en solo… J’ai des projets qui se mettent en route. Mais dans un moment, il n’y aura plus rien. Un jour, soudain, je n’aurai plus rien à faire. A part me demander si je dois entamer une nouvelle tournée. Et ce jour-là, la musique sortira de plus belle. Car rien ne peut l’arrêter.
Et si la source se tarit ?
Alors je réfléchirai longuement. Mais je n’ai pas peur. Ma muse s’est déjà manifestée, deux fois. Je vais bientôt pouvoir m’asseoir avec ma guitare, tranquillement. La musique sortira. Sans problème.
Traduction Emmanuel Tellier pour Les Inrockuptibles.
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