En 1988, Michael Jackson et Prince, les deux génies musicaux de la fin du 20ème siècle, sont tous les deux en tournée mondiale. Sous la forme d’un duo distant que tout semble opposer, ils en profitent pour poser les bases culturelles et économiques de la pop-music du futur. Tentative de réunification des mythes.
Le 21 avril dernier, les portes de la culture musicale du 20ème siècle se sont violemment refermées avec une quinzaine d’années de retard. Après la disparition pleine de grâce et de contrôle de David Bowie, Prince Rogers Nelson s’en est allé brutalement, emportant avec lui sa légende, une partie de ses secrets de composition et l’assurance semi-christique des idoles de la deuxième moitié du 20ème siècle. Sept ans plus tôt, Michael Jackson l’avait précédé en entrant définitivement au bal des morts-vivants : une sorte de cérémonie perpétuelle géante, à but moins lucratif que le Hall of Fame, mais dans laquelle les fans de Hendrix, Lennon, Cobain, Brown, Tupac ou Bowie viennent également flatter leur nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pas forcément connue. Vous pouvez aussi y croiser Ian Curtis exagérer des mouvements circulaires en s’inventant mille bras, et, dans les zones les plus reculées, Mike Brant répéter à l’infini la figure du saut de l’ange jusqu’à frôler la perfection.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le roi et le prince font désormais partie de ce club un peu flippant. Mieux, ils symbolisent les connecteurs les plus logiques entre les musiques prisonnières du 20ème siècle et le déluge de superstars aussi globales qu’éphémères qui colonisent la Terre depuis l’an 2000 et son bug invisible. Une douzaine d’années plus tôt, les carrières des deux prodiges qui intéressent cet article s’étaient croisées dans une éclipse de talents qui les a définitivement positionnés sur deux pôles créatifs opposés mais complémentaires. En 1988, ivres de leurs génies, rivaux mais réunis par les transformations qu’ils imposent à l’industrie du disque, Prince et Michael s’opposent, tracent leur route en solo mais inventent ensemble le paradigme de l’artiste moderne. Souvent retenu pour sa rivalité économique et artistique, le couple Prince/Jackson s’est en réalité affirmé sous la forme d’un duo distant. Tentative d’exploration et de réunification des mythes en cinq points.
– ÉCLIPSE
1988 est une année charnière dans la carrière des deux artistes. Prince et Michael fêtent leurs trente ans, ils sont en tournée pour défendre une paire de joyaux. L’année précédente, ils ont publié deux des disques les plus importants de la décennie. Lors de l’enregistrement de Bad, Jackson et son producteur Quincy Jones se sont employés à proposer le son de l’époque en laissant voyager leur inspiration autour des balises stylistiques plantées par Prince depuis sa montée en puissance au début des années 80. Les boîtes à rythmes percutantes, les lignes de synthé surchargées, le mélange des genres entre rock, funk, soul et pop, le phrasé narquois façon Girls & Boys, la contradiction entre androgynie naturelle et postures badass artificielles… L’essentiel des concepts de sons et d’images du troisième album solo de Jackson reposent sur la vision de Prince. Si bien que l’ex-enfant star des Jackson 5 propose à son rival de le rejoindre pour un duo sur le morceau titre de son disque. Prince refuse de chanter et de jouer le rôle du guest dans le clip de Bad (il s’en expliquera une dizaine d’années plus tard dans un échange classique avec Chris Rock). En plus d’annuler le fantasme ultime des fans de pop-music du monde entier, la décision donne naissance à la carrière de Wesley Snipes… qui affronte finalement Jackson et son combo cuir/touffe mouvante/visage de velociraptor dans la version longue du clip, réalisée par Scorsese.
– DEUX VERSIONS DU RÊVE AMÉRICAIN
Les deux trajectoires se dissocient définitivement. Surtout qu’avec l’album Sign o’ the Times (1987), Prince vient tout juste d’opérer la rupture stylistique la plus diabolique de sa carrière. Le disque entier est une leçon d’anticipation sur l’avenir de la pop. Ne l’oubliez pas la prochaine fois que FKA Twigs sort un track chelou. Ou lors des deux, trois prochains jours de l’année 2016 qui coïncideront avec l’apparition d’un nouveau projet de du « r’n’b froid et minimaliste » validé par Pitchfork. Le rêve américain quasi immédiat que Jackson incarne depuis l’époque des répétitions en cachette au début des sixties à Gary, dans l’Indiana, Prince l’a vécu en accéléré au moment de sa percée plus laborieuse, à la toute fin des années 70. Si le kid de Minneapolis a grandi avec la Motown et a forcément dansé aux rythmes des tubes alignés par les Jackson 5 dès la fin des années 60, la fin des années 80 marque une bascule dans le dialogue et le parcours des deux artistes. Pour Jackson, depuis le succès de Purple Rain, Prince est devenu bien plus qu’une simple menace un peu trop extravagante et remuante. Il est sa principale source d’émulation. Un jumeau maléfique et porno qui tranche parfaitement avec l’image candide que MJ laisse transparaître hors de scène. Pas de meilleure incarnation de leur dissonance que ce soir d’août 1983 où ils se ramènent tous les deux à la soirée de leur père spirituel commun avec deux idées très différente du mot « fiesta ». De James Brown à Sammy Davis Junior en passant Diana Ross ou Fred Astaire, MJ s’est longtemps inspiré de figures tutélaires pour nourrir son incroyable capacité à réinventer le patrimoine culturel américain. A partir de la fin des années 80, et pour la première fois dans sa carrière, il doit faire face à une référence contemporaine qui comprend et anticipe sa génération mieux que lui. Avec Bad et son esthétique empruntée à Prince, il prouve qu’il est capable d’observer et de réagir en temps réel.
– COMPOSER LE MYTHE
Dans la guerre des goûts qui opposent encore certains fans hardcore de Prince à ceux de Michael Jackson, le génie instrumental du premier suffit généralement à couper court à tout débat sur la richesse des oeuvres comparées. Prince Rogers Nelson est de la tremper de ces musiciens ultimes comme le 20ème siècle en a offert une simple dizaine. Sur l’ensemble de sa carrière, Michael est évidemment moins autonome dans la création de ses morceaux et dans l’arrangement des mélodies qui ont fait sa légende. La folie de son père, son enfance éteinte, les leçons de Berry Gordy, la fusion artistique avec Diana Ross puis Quincy Jones ont agi comme autant de soutiens créatifs pour l’aider à composer son mythe. Tout au long de sa carrière, Jackson a su quitter les univers de création qui l’empêchaient de se réaliser pour s’inventer de nouvelles existences artistiques, le plus souvent annoncées par des clips en forme de conférence presse. Et s’il n’est pas musicien au sens princier du terme, la force de ses choix mélodiques et sa conviction pour les imposer aux personnes qui l’ont entouré tiennent en une vidéo de qualité VHS mal cadrée. Pendant que Prince martyrise des doigts et sa patience sur sa guitare jusqu’à travailler quinze heures par jour, Michael parfait son image et invente, au fil de ses transformations physiques et artistiques, la figure incontestable de l’artiste le plus produit de l’Histoire. En 1988, c’est en réalisant la plus grosse tournée de tous les temps (aussi bien en termes d’audience que de revenus récoltés) qu’il compose une nouvelle variable dans une carrière qui, dès lors, autorise toutes les excentricités. Plus concentré sur la chose musicale, Prince brille également par un délire productif qui place aussi l’individu au centre de la scène et de l’attention comme rarement auparavant. Les deux cultes de la personnalités continuent à s’écrire en parallèle en imposant le même concept d’une popstar androgyne, presque surhumaine, en perpétuel mouvement dans les identités qu’elle compile. Jusqu’à les fusionner dans le bouillonnement de concerts délirants de maîtrise.
– ENTERTAINMENT
En 1988, Prince et Jackson sont tous les deux en tournée mondiale. Pour son premier véritable world tour en solo, Michael s’associe à Pepsi et parcourt une quinzaine de pays en un an et demi. 123 concerts marqueront la Bad Tour qui promène la notoriété de l’artiste dans toute l’Europe, en Australie et en Asie. A grands renforts d’entrées en scène grandiloquentes, d’explosions de lumière et de chorégraphies soignées au millimètre, Michael Jackson devient l’artiste global que le monde n’attend pas et révolutionne les notions de performance et d’entertainment. Plus de quatre millions de personnes assistent au Bad Tour. Dans le même temps, Prince prend lui aussi la route. Pas pour défendre l’album Sign o’ the Times mais Lovesexy, un nouveau classique que sa boulimie de de travail lui a imposé de sortir seulement quelques mois après. Sa tournée est évidemment moins puissante que celle de Jackson. Le kid de Minneapolis parcourt les mêmes régions du monde mais il y reste moins longtemps. S’il enchaîne les poses et les moues aussi provocantes qu’égotiques, c’est surtout son large registre instrumental qui impressionne : avec de longues séquences de piano et une ouverture sur d’autres artistes qui tranchent avec le culte de la personnalité plus radical mis en scène par Michael Jackson. George Clinton ou Mavis Staples le rejoindront ainsi sur scène dans un spectacle construit en quatre actes. De son côté Jackson « offrira » certaines de ses premières parties européennes à Kim Wilde. Ensemble, Prince et Michael Jackson imposent dès 1988 la toute puissance de performances droguées à l’égo qui justifient leur statut de superstar au sens transhumante du terme. Il n’est presque déjà plus question de les considérer comme des humains.
[applemusicad]
– DEUX SURHOMMES DANS L’HISTOIRE
Si les deux idoles se sont longtemps considérées comme rivales sur des questions relatives à la domination artistique de l’un et au pouvoir marketing de l’autre, Prince et Jackson se sont affirmés dès la fin des eighties comme deux artistes complémentaires qui ont tout fait pour repousser les limites de la normalité. Capable de renvoyer un domestique qui avait osé le regarder dans les yeux et d’aller faire le porte à porte chez des inconnus pour prêcher la cause des témoins de Jehovahs, Prince n’a accepté aucun appel de la danseuse Mayte Garcia pendant leur mariage entre 1996 et 2000. Rien à voir avec les mille et une histoires tarées qui circulent sur MJ comme son chimpanzé, ses transformations physiques et son mode de vie de Peter Pan inquiétant. Sans commune mesure et marquée par d’importantes variations de niveaux, de registres et d’intérêts artistiques, la discographie de Prince est presque aussi anormale que l’était le quotidien de MJ. Il suffisait de les voir bouger pour comprendre que ces mecs-là n’avaient rien à voir avec nous. Il existe pourtant une ambition qu’aucun n’a réussi à assouvir pleinement : le cinéma, seule dimension artistique qu’ils n’ont réussi qu’à effleurer. Malgré la réussite commerciale du film Purple Rain et quelques apparitions déconneuses de Michael dans le Captain EO de Lucas et Coppola, le grand écran semble être le seul terrain de jeu sur lequel les génies n’avaient pas leur place. Sans doute parce que la véritable (science) fiction se déroulait tous les jours dans leur vie. Et dans la folie de leurs inventions.
{"type":"Banniere-Basse"}