En septembre 1987, un Morrissey épuisé annonce aux Inrocks la mort de son groupe après la sortie de cet album à la genèse compliquée.
C’est sans doute le plus gros scoop que ce journal ait jamais recueilli. Cela dit, en France, à l’époque, tout le monde ou presque s’en fichait : le groupe avait été catalogué chochotte anglaise par la presse musicale clairvoyante. Benzema aurait amicalement dit “tarlouzes”. Seuls deux concerts, l’un arrivé trop tôt, l’autre au mauvais endroit, auraient pu prouver à ce pays à quel point les Smiths resteraient comme le dernier grand groupe de rock anglais – oui, de rock, pas de pop –, loin devant Oasis par exemple.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Nous tenions donc un scoop qui avait fait s’étouffer Christian Fevret, l’un des fondateurs des Inrocks, parti à Londres interviewer Morrissey (alias Moz). Un scoop sans réseaux sociaux, ça semble aujourd’hui inutile : ça le fut. Sans cette caisse de résonance, le grand public n’apprit la nouvelle que des jours plus tard.
Et encore : si la passion pour les Smiths restait vivace en Angleterre, le groupe n’était pas encore cet objet absolu de culte, d’adoration, d’influence et de référence qu’il deviendrait au fil des années. La preuve : alors que U2 ou Simple Minds remplissaient des stades, les Smiths n’ont jamais connu cette démesure. La faute à une organisation plus qu’hasardeuse, à des décisions prises souvent à la dernière minute, le couteau sous la gorge et la tête ailleurs.
Le groupe ne jouera jamais dans les stades
La faute aussi à une règle maintes fois martelée par Morrissey (et partagée dans le groupe… que par lui-même) qui résumait ainsi son plan de carrière sur une radio irlandaise : “Je ne veux pas que les Smiths deviennent un de ces groupes énormes, intouchables. Ce que je veux, c’est enregistrer des disques et rentrer ensuite à la maison. Je suis assez heureux dans ma petite boîte ‘Smiths’… Je ne veux pas aller plus loin que le portillon de mon jardin.”
Lassé, épuisé de s’occuper de la promo, du business, des ego
Le groupe anglais ne jouera jamais dans les stades, alors qu’aujourd’hui une reformation les verrait combler plusieurs Wembley. Un adage anglais dit, avec justesse, qu’il n’existe pas de grand groupe sans grand manager. Les Smiths ne rencontrèrent jamais leur manager. Malgré une succession de prétendants, personne ne comprendra la vision et l’alchimie fragile du groupe.
Ce scoop, que nous annonça sans cérémonial Moz, ce 8 septembre 1987, en était la conséquence directe. Il quittait le groupe : les Smiths étaient morts. Lassé, épuisé de s’occuper plus de la promo, du business, des ego, des visuels et de la vie de tous les jours du band, Morrissey cassait spectaculairement ce qu’il avait passé beaucoup de temps à fantasmer, à façonner.
Des premiers signes de conflit avant l’enregistrement
Avec du recul, quelques mois de vacances loin des autres, loin de la machine oppressante de l’industrie musicale, les Smiths se seraient sans doute relevés. Mais pour prendre ce genre de décision, il aurait fallu un manager, un conseiller. Et là, les seuls conseils venaient de la frustration, de l’épuisement, de la rancune, de l’exaspération.
Les premiers signes d’un conflit ouvert entre les deux leaders du groupe avaient commencé à filtrer, avant même l’enregistrement de Strangeways, Here We Come. Plus Morrissey prône le repli, l’invisibilité, la fin des concerts, plus Johnny Marr veut jouer : avec les Smiths, pour une grosse tournée prévue que Morrissey refuse d’entériner.
Il y aura les autres aussi, Johnny Marr enchaîne les collaborations – de Bryan Ferry aux Pretenders, de Keith Richards aux Talking Heads – que le chanteur vivra comme une trahison, au sens romantique du terme. Il n’y aura aucun concert pour accompagner l’album : la tournée précédente, sublime de tension, de violence et de chaos, s’est arrêtée le 7 février 1987 en Italie.
Morrissey et Johnny Marr ont signé en secret pour une multinationale
L’enregistrement de Strangeways, Here We Come démarre en janvier 1987 aux studios Good Earth, où leur label historique, Rough Trade, détient un petit crédit de temps, après avoir bouclé plus vite que prévu le single Sheila Take a Bow… Une première version, presque reggae, de Girlfriend in a Coma y est enregistrée, sans conviction : on croirait des Specials mollassons.
Morrissey est certain que le label se gave sur son dos
Quand le groupe entre vraiment en studio, en mars 1987 au Wool Hall de Beckington, ils savent que ça sera leur dernier album pour Rough Trade. Secrètement, Morrissey et Marr ont déjà signé au nom des Smiths, pour la somme aujourd’hui dérisoire de 60 000 livres sterling chacun (environ 75 000 euros), avec la multinationale EMI.
Largement documentées – jusqu’à quelques paroles comiques glissées dans des chansons –, les relations entre le groupe et Rough Trade sont devenues catastrophiques. Morrissey est certain que le label se gave sur son dos, que personne ne travaille plus pour ses disques.
Le White Album des Beatles comme boussole
Pourtant, les Mancuniens refusent de bâcler le dernier album de leur contrat en cours. Mieux encore : ils décident d’être plus libres, plus ouverts, plus expérimentaux. Pour casser les habitudes, ils composent et arrangent leurs chansons en studio, avec très peu de brouillons. Ils ne laisseront d’ailleurs que quelques chutes sans intérêt.
Morrissey est tellement peu habitué à cette nouvelle méthode qu’il panique, manque de paroles et doit partir à Manchester fouiller pendant quatre jours dans ses carnets… et son cerveau. Marr, lui, jubile et avance avec le White Album des Beatles comme boussole. Prévu à l’origine aux manettes de l’album, le producteur John Porter fait vite les frais de sa complicité avec Marr : il est évincé par Morrissey, qui impose le jeune et proche Stephen Street.
Miraculeusement, les sessions, dans le défunt studio Wool Hall, se déroulent dans une atmosphère sereine et bon enfant. Débarrassé des pressions externes, le groupe se ressoude. “Les loups sont restés à la porte du studio”, commentera alors Morrissey. Qui précisera dans son autobiographie de 2013 : “Ces sessions d’enregistrement ont été les plus joyeuses et détendues de l’histoire des Smiths. Chaque fin de journée, les bières étaient livrées par palettes, il n’y avait aucune guerre en vue.”
Un groupe libéré au spectre élargi
Si bien que fin avril, l’album est prêt à être mixé. On y sent un groupe libéré après de courtes mais intenses années de productions inouïes (73 chansons commercialisées en cinq ans), et bien loin du chaos qui le menace : le chant du cygne, sans doute. Johnny Marr, en opposition au style de guitare “jangly” qui a fait sa réputation, y élargit son spectre, introduisant des boucles expérimentales, des échos “spectoriens”, des pianos trafiqués et même une lyre du XVIIIe siècle. Morrissey, impressionné, affirme que le guitariste n’a encore jamais fait preuve d’une telle imagination.
Un disque où chacun tente de tirer la couverture à lui
A l’arrivée, malgré l’atmosphère légère des enregistrements, le ton est sombre. Pour une fois, ce n’est pas le seul fait de Morrissey : on se rend compte alors à quel point la mélancolie poignante des Smiths sait se passer de mots, peut résider dans les seuls arpèges de Johnny Marr. Mieux encore, comme dans les plus formidables couples de songwriters de l’histoire du rock – on est ici largement à la hauteur des Jagger-Richards –, Morrissey et Marr entrent pour la dernière fois dans une compétition sans merci pour avoir le dernier mot.
Des chansons (comme Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me) où chacun tente de tirer la couverture à lui, achèvent ainsi un vertigineux équilibre pour lequel chacun condamne l’autre à l’excellence, au surpassement. Pour maintenir cette tension, les deux hommes se partagent la production avec le pauvre Stephen Street, parfois réduit à arbitrer les minidrames, à glisser sous la porte de la chambre de l’un une cassette des dernières idées de production de l’autre.
Les avocats et comptables rendent visite au groupe
Contrairement à ce dont se souvient Morrissey, les loups finissent pourtant par entrer dans la bergerie. Les avocats et comptables rendent visite au groupe alors qu’il est encore en studio. La situation financière est inextricable, les contrats entre les musiciens pour le moins flous. Dès son retour chez lui, Johnny Marr éprouve à nouveau un malaise : l’impression de perdre son temps dans des tâches administratives fastidieuses et, surtout, d’être pris au piège dans un son qui ne lui correspond plus.
Lui, le fan de soul américaine, est devenu malgré lui le héros d’une génération entière d’indie-bands à franges. “Strangeways, Here We Come”, s’amuse le titre de l’album, en référence à la prison vétuste de Strangeways, sinistre édifice de Manchester. Pour Johnny Marr, la prison c’est le groupe, sa réputation, l’attente des fans. Pour la première fois, lessivé, malade, abruti par la chimie, il évoque avec Morrissey l’idée, non d’une pause, mais d’une séparation. Il décrit alors les Smiths comme un poids terrible sur ses épaules. Une croix.
Des désaccords irréconciliables
C’est également ce qu’il dira, en 1989, à Dave Haslam, qui l’interviewait pour Les Inrocks : “Le problème, c’est qu’une véritable hystérie s’est développée autour des Smiths. L’attention portée au groupe était ridicule. A certains moments, je ne savais plus ce que je faisais là… J’ai été malheureux pendant au moins un an. Si nous avions continué, aucun d’entre nous n’aurait pu tenir. En partant, je n’ai pas fait que sauver ma seule peau… Mais il y a une chose que je veux dire, c’est que nous avons pris plaisir à enregistrer Strangeways… J’étais malheureux avant, malheureux après, mais je n’ai décidé de partir qu’une fois l’album fini.”
Mais il est trop tard : dès l’été 1987, les rumeurs de désaccord à la tête du groupe sont déjà largement relayées par la presse musicale. Tony Wilson, le boss du label Factory, qui avait raté la signature des Smiths parce qu’il ne prenait pas Morrissey au sérieux, n’est pas le dernier à colporter les ragots.
Face à ces supputations, Rough Trade est contraint de publier un communiqué officiel en juillet 1987 : “Les Smiths annoncent que Johnny Marr a quitté le groupe. Cependant, le groupe confirme qu’il cherche un remplaçant. Le concept même de ‘The Smiths’ demeure intact et le groupe continuera à promouvoir l’album à venir.”
Le rôle majeur tenu par le NME
L’annonce officielle stipule même qu’une tournée suivra, offre que Morrissey a déjà déclinée. Johnny Marr, qui n’a alors pas parlé à Moz depuis des semaines, est si choqué par cette avalanche d’annonces qu’il appelle en direct le NME pour rétablir quelques vérités. Il nie avec force toute idée de brouille avec ses partenaires et parle de son amour pour eux. Mais il confirme son départ au nom de divergences musicales. Tout en saluant le travail effectué par le groupe sur l’album à sortir. “C’est ce que nous avons fait de meilleur.”
Morrissey mettra des années à trouver les mots qui auraient pu cautériser la plaie qui gangrenait les Smiths. Ainsi, en 1991, il nous dira comprendre la jalousie de son guitariste face au manque de reconnaissance. “Beaucoup de chroniques de nos disques ne mentionnaient même pas son nom, alors qu’il faisait une grosse partie du travail. En studio, il était l’élément clé des Smiths et pourtant, personne ne parlait de lui.”
“Mais le NME a pourri la situation, ils ont exhibé le cercueil alors que le corps n’était pas encore froid. (…) La situation nous a échappé, nous avons été dépassés par les événements. Nous n’avons jamais parlé de son départ, à aucun moment. C’est idiot, vraiment idiot. Ce sont des gens extérieurs au groupe qui nous ont séparés. Mais pour moi, la musique était tellement bonne qu’elle suffisait à garder le groupe soudé. Je croyais qu’elle nous maintiendrait en vie.”
Le groupe est mort et enterré, l’album est publié
En cette fin d’été 1987, entre déni et dépression, Morrissey vit cet étalage public comme une humiliation. Les rumeurs cavalent en surrégime : en remplacement de Johnny Marr, on annonce Roddy Frame (Aztec Camera), Ivor Perry (des sidérants Easterhouse), voire le fragile vétéran Vini Reilly (de Durutti Column). Des sessions, arrangées à la hâte avec Ivor Perry, ami d’adolescence du chanteur, finissent en catastrophe, sur une engueulade entre le guitariste et le producteur Stephen Street qui précipite le départ en furie de Morrissey.
Le scoop publié, il faut désormais chroniquer l’album
Il ne reviendra pas : quelques jours plus tard, le 8 septembre, il nous annoncera donc la fin du groupe, dans le coma depuis plus d’un mois. Juste avant, Stephen Street – sans crier gare – s’était timidement proposé comme guitariste remplaçant, en envoyant une cassette de riffs et mélodies à Morrissey. C’était déjà trop tard pour les Smiths, mais ces bouts de chansons nourriront, quelques mois plus tard, son premier album solo : Viva Hate, sorti en mars 1988. C’est le label EMI qui, faute de Smiths, accompagnera le début de la carrière solo de Morrissey.
Même si le groupe est déjà mort et enterré, Strangeways, Here We Come est finalement commercialisé le 28 septembre. Dans Les Inrocks, le scoop publié, il faut désormais chroniquer ce disque. Je m’y colle, effondré par la mort de cette formation qui m’a accompagné depuis son premier single et qui m’a même poussé, en 1983, à quitter la France pour la rejoindre à Manchester, où je la vois alors régulièrement dans de petites salles.
Je commence par achever seul une bouteille de vodka
Je commence par ces mots : “Ce soir, je suis malade.” Non, en fait, je commence par achever seul une bouteille de vodka pour tenter de débloquer les mots qui, chacun leur tour, font mal. Pour la première fois dans le journal, et pour l’une des rares, j’utilise le “je” : ce tourbillon m’a secoué de trop près. Je raconte Liverpool, Manchester, les concerts fondateurs, formateurs, l’impression d’enfin appartenir à une communauté… “It’s too close to home and it’s too near the bone” (“C’est trop proche de moi et trop près de l’os”), comme chantaient les Smiths dans That Joke Isn’t Funny Anymore.
[applemusicad]
La chronique finit ainsi : “D’un côté, les compositions fluides, parfois tordues jusqu’au dérapage en sucette psychédélique, du guitariste surdoué que reste Johnny Marr. De l’autre, l’ironie et l’ambiguïté d’un Morrissey plus que jamais empêcheur de tourner en rond (‘I come to wish you an unhappy birthday…’). Trop de pressions, trop de passion auront fini par rompre cette symbiose totale. Pourtant, à aucun moment cet album ne semble souffrir de la moindre tension interne, avec des sommets tels que I Won’t Share You ou Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me. Il restera même sans doute comme leur album le plus abouti, le plus touchant, le plus… ‘So, drink, drink, drink and be ill tonite.’ Ce soir je suis malade : the Queen is dead.”
Ironie du sort, Strangeways, Here We Come reste aujourd’hui l’album des Smiths préféré de Johnny Marr et de Morrissey. Dès sa sortie, son succès est énorme : seul Bad de Michael Jackson prive l’album de la première place des charts anglais, alors que le groupe pénètre pour la première fois dans le top 60 américain. Interviewé pour une télévision anglaise, le journaliste Nick Kent prédit alors : “Dans dix ans, on parlera des Smiths comme on parle aujourd’hui des Beatles.” Ça reste d’actualité, trente ans plus tard.
Album Strangeways, Here We Come (Rough Trade)
{"type":"Banniere-Basse"}