On avait quitté les Fun Lovin’ Criminals gentiment déconneurs et redoutablement chouraveurs. On les retrouve moins dissipés et plus studieux avec 100 % Colombian, un deuxième album ouvragé où rap, rock et funk s’encanaillent joyeusement dans une atmosphère suavement seventies. Huey est en retard. Tout essoufflé d’avoir couru après le temps perdu à cause d’une […]
On avait quitté les Fun Lovin’ Criminals gentiment déconneurs et redoutablement chouraveurs. On les retrouve moins dissipés et plus studieux avec 100 % Colombian, un deuxième album ouvragé où rap, rock et funk s’encanaillent joyeusement dans une atmosphère suavement seventies.
Huey est en retard. Tout essoufflé d’avoir couru après le temps perdu à cause d’une mauvaise panne de réveil, il assène un « Hello guys » tonitruant, frondeur et confus à la fois. Les yeux encore gonflés, le visage rougi par le cagnard du début d’après-midi qui commence à assommer New York, Huey ressemble à un boxeur (catégorie lourd léger) qu’une nuit n’a pas suffi à retaper d’un combat épuisant. Ses douze rounds, il les a menés sur le ring du Tramps, la veille au soir, contre le pire ennemi possible : le ventre mou du public rock, celui de New York, auquel les Fun Lovin’ Criminals livraient en avant-première leur deuxième album, 100 % Colombian. « Quand ils vont au concert, les Américains croient qu’ils sont devant MTV. Au milieu des années 80, MTV a pu avoir une influence positive sur le rock : les gens voyaient un truc à la télé et venaient voir les groupes sur scène pour en savoir plus, se faire une idée plus précise. Aujourd’hui, ils sont aussi vivaces que des bouffeurs de pop-corn. Ce doit être le public le plus mou du monde, c’est dingue les efforts qu’on doit faire pour les réveiller. » En quarante secondes, un tiers des Fun Lovin’ Criminals vient de mettre en charpie tous les clichés en vigueur sur le dynamisme culturel et la curiosité naturelle des New-Yorkais. Pour Huey, cet assagissement généralisé de New York City porte un deuxième nom : Rudy Giuliani, maire de NYC de son état. « A vouloir tout rendre poli et propre, Giuliani va finir par tout faire crever. Bientôt, il faudra une autorisation pour aller pisser… Plus rien ne se passe ici : plus de sex-shops, plus de vendeurs dans les rues, bientôt plus de salles de concerts ou rien qui ressemble à l’idée qu’on se fait d’un club rock. C’est terrifiant. »
Une situation limite invivable pour les Fun Lovin’ Criminals, nourris au sein à la fin des années 80 par cette Grosse Pomme sauvage, au Downtown vivace et bordélique, mais capable de vous faire faire le tour du monde en quatre avenues. Pour un peu, on jaugerait la différence entre les deux époques en comparant Come find yourself, leur premier album explosif, avec son successeur, 100 % Colombian. Comme leur ville, Huey, Fast et Steve ont cédé du terrain à la coquetterie, se concentrant sur les arrangements pour adoucir les traits de chansons qu’ils auraient, il y a quelques années encore, enregistrées comme on découpe au chalumeau. » Come find yourself était un album quasi instantané. Dans l’esprit, il était presque aussi vierge et intact qu’une demo de pur rock’n’roll croisé avec un hip-hop de base. On branchait, un, deux, trois, quatre et hop, dans la boîte. Celui-ci nous a pris trois mois d’écriture et trois autres de studio, nous le voulions plus élaboré, plus produit que le précédent, plus diversifié aussi. Alors plutôt que d’ouvrir les vannes et de balancer une fois de plus toute l’énergie, on a tenu à montrer toutes nos facettes et à aller jusqu’au bout de nos options artistiques. Je suis fier de ces chansons parce qu’elles donnent une vision globale de nos capacités et parce que nous avons tout fait nous-mêmes, de l’écriture jusqu’à la pochette. D’où son titre 100 % Colombian, une expression qu’on utilise entre nous pour désigner ce qui est entièrement conçu selon tes propres recettes, avec tes petits secrets de fabrication, sans l’intervention de ces producteurs extérieurs, ni de ces satanés directeurs artistiques qui t’étudient une image bien calculée mais qui n’a rien à voir avec ce que tu es. »
En trois ans, ces Fun Lovin’ Criminals qui samplaient morts de rire des portions entières de dialogues de Pulp fiction, pirataient les plus grands riffs du rock avec l’insouciance de voleurs à la tire et affichaient une décontraction suffisante, ont revu leurs méthodes de travail, ont élu des objectifs et se sont décidés à suer. Repliés sur le QG de toujours, le Major Music Penthouse, un méga loft aménagé en studio d’enregistrement sur les toits de New York, les Fun Lovin’ Criminals ont plongé en apnée dans la mémoire de leur ville. Ils en ont ramené à la surface l’héritage rock’n’roll, sur un Korean bodega moulé dans les partitions de Scooby snacks, puis la rage hardcore sur Southside ou les guitares de BB King sur le mélancolique Mini bar blues. Ils y ont surtout repêché un composé précieux de rap langoureux enlacé avec une atmosphère funk délicieusement seventies, domestiquant des sons à ce jour jamais entendus chez les Fun Lovin’ Criminals un saxophone baryton ici, quelques enluminures de xylophone là, de la douceur de vivre partout. Du velours pour la voix de Huey, qui prend un malin plaisir à lover une diction lascive sur la plupart des titres, avec, comme point d’orgue, ce Love unlimited dédié à Barry White. « Je devais avoir 12 ans. Un soir, comme d’habitude, ma baby-sitter est venue avec ses disques à la maison pour me garder. Elle n’écoutait que du funk, Earth Wind & Fire et toute la clique ; et puis un jour, elle met un disque de Barry White. Lorsque le disque a été terminé, je n’ai plus jamais pu la regarder comme un môme innocent. C’est grâce à Barry White que j’ai vraiment compris pourquoi un garçon devait s’intéresser aux filles. »
A son air de gamin content de son explication abracadabrante, on doute fortement de la véracité de l’histoire. Qu’importe : de son propre aveu, les textes de Huey sont inspirés pour un quart d’histoires vraies, un quart de fiction et pour moitié de baratin. Malgré la précision du dosage, on ne sait toujours pas dans quelle case ranger les paroles de All for self, attaque à peine masquée et portée avec une virulence rare contre le fossoyeur Puff Daddy. « All for self est un pamphlet sur ces gens, dont fait partie Puff Daddy, qui ne pensent qu’à leur gueule. Puff Daddy serait un cyborg vidé de tout sentiment humain qu’il n’aurait pas un comportement différent. Tout ce qui l’intéresse, c’est de se goinfrer, d’amasser encore et encore plus d’argent. Il pourrait faire des concerts de charité, donner un peu aux autres. Non. Pour moi, Puff Daddy et Bill Gates sont des gens taillés dans la même pierre : il faut avoir oublié ses racines, ses origines, sa famille et son passé pour se comporter comme ils le font. Ce sont des escrocs professionnels. »
A ce moment précis, la plus grosse boulette consiste à demander à Huey s’il pense qu’avec ce deuxième album plus ouvragé et fédérateur, les Fun Lovin’ Criminals vont vaincre le signe indien et enfin obtenir un droit d’entrée digne de ce nom dans les play-lists de ces radios américaines au cul serré, terrifiées à l’idée de diffuser sur les ondes un groupe se permettant autant de libertés avec les étiquettes, tout en étant moins doué que les Beastie Boys pour les facéties. « Ici, il n’y a que deux choses qui marchent : Puff Daddy d’un côté et les Foo Fighters de l’autre. Même si tu es potentiellement le meilleur groupe du monde, si tu n’appartiens à aucune de ces catégories, tu vas ramer un maximum pour faire ta place et avoir un public. »
D’un coup, Huey vient de changer de visage. Celui qu’on croyait déconneur impénitent, un sourire malicieux gravé dans les yeux, est devenu aussi drôle que De Niro dans Raging Bull et lance un regard noir qui trahit à demi-mot les incertitudes qui pèsent sur l’avenir discographique des Fun Lovin’ Criminals. « Et alors, si ça ne marche pas, notre label va nous virer ?! Qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? C’est la loi du système. Pour que tout ça change, il faudrait que chacun prenne ses responsabilités, fasse son job et que l’industrie du disque se mette à réellement promouvoir les nouvelles choses. En ce qui me concerne, je suis persuadé d’une part, que nous faisons correctement notre métier de musicien et d’autre part, que les Européens sont beaucoup plus curieux que les Américains. Eux, au moins, aiment la musique. »
Une véritable déclaration d’amour immédiatement suivie d’un passage à l’acte : les Fun Lovin’ Criminals partiront la semaine suivante pour Londres, première étape de quatre mois de tournée européenne.
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