Rencontre à New York avec Don DeLillo autour de son nouveau roman : Zero K. Une plongée envoûtante dans un centre de cryogénisation.
Chaque roman de Don DeLillo dégage une aura prophétique – ou métaphysique et philosophique. En tout cas, un parfum de mystère. Celui-ci est encore décuplé avec Zero K : l’écrivain s’attaque à la vie après la mort, dans les deux premiers tiers du roman, en nous entraînant au laboratoire Convergence, un centre de cryogénisation (ambiance SF garantie) ; puis à la vie avant la mort, dans la dernière partie, quand un des protagonistes regagne son quotidien à New York.
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Dès que l’écrivain arrive chez son agent à Manhattan pour nous rencontrer, il prévient d’emblée qu’en ce moment il a tendance à perdre sa voix au bout de quarante-cinq minutes (il la perdra au bout de trente). Si l’on ajoute à cela sa timidité naturelle, sa discrétion de toujours et son refus d’expliquer sa littérature, il ne faudra pas compter sur DeLillo pour verser dans la métaphysique, pas plus qu’il n’entend délivrer de message ni endosser le rôle de la pythie de service.
Un cabinet du docteur Caligari high-tech
Il est juste écrivain, insiste-t-il, il n’a fait qu’écrire un livre. Alors il se sent plus à l’aise pour parler de son processus d’écriture : “Une image, c’est comme ça que je commence toujours un livre. Pour celui-ci, j’ai vu une série de tours dans le désert et je me suis demandé ce que ça faisait là. Ça a été le début de cette installation.”
Dans ce roman-installation, les tours sont devenues centre de cryogénisation en plein désert. Jeffrey s’y rend pour rejoindre son père, le milliardaire Ross Lockhart, qui soutient cet organisme financièrement, comme de nombreux nababs de la Silicon Valley qui aujourd’hui versent des fortunes à la recherche sur la vie après la mort. Artis, la belle-mère de Jeffrey, malade, a décidé de se faire cryogéniser, espérant que le futur apportera une solution à son mal. C’est la partie la plus envoûtante du roman : le centre ressemble à un cabinet du docteur Caligari version high-tech.
“Je connais la forme des lettres sur la page, comme si cela venait d’une colonne grecque appartenant à une culture ancienne”
Mais l’envoûtement ne tient pas qu’à cela : c’est l’écriture de Don DeLillo qui est magnifique ; ses phrases parfaites, comme basées sur une mathématique précise, ont le pouvoir de créer une atmosphère irréelle, désincarnée. “Je travaille beaucoup sur la phrase, j’y passe beaucoup de temps, même si j’écris instinctivement. Je connais la forme des lettres sur la page, comme si cela venait d’une colonne grecque appartenant à une culture ancienne. J’aime que deux lettres s’accordent dans un mot ou une phrase. Je suis très visuel.”
Pas étonnant que tout soit si souvent restitué via des écrans chez l’auteur d’Outremonde, que le réel devienne images. Ici, Convergence est bourré d’écrans, et les gens y apparaissent puis en disparaissent, comme s’ils étaient déjà morts ; et quand Jeffrey sera de retour à New York auprès de son amie, Emma, et de son fils adoptif né en Ukraine, Stak, c’est encore par des filtres médiatiques que le réel fera irruption, comme s’il ne s’agissait que d’une narration, d’une fiction, d’un film.
Tous des fantômes ?
Dans un taxi, ils entendent à la radio les nouvelles de la guerre en Ukraine ; plus tard, à la télé, Jeffrey verra le jeune Stak, qui a rejoint les forces de son pays, s’y faire tuer. “Je voulais créer une opposition entre ce gamin qui est dans l’actualité et ces gens super riches qui veulent une vie après la vie.” Entre risquer sa vie au nom d’un idéal plus haut que soi, ou penser qu’on est si important qu’il faut vivre éternellement. Mais dans un monde dématérialisé par les images et les médias, la vie n’est-elle pas qu’un résidu d’elle-même ? Ne sommes-nous pas déjà tous réduits à l’état de fantômes par les écrans, présents et absents, lointains, flottants ?
“Ma question centrale, c’est que si les êtres peuvent être préservés jusqu’au moment où la science les ramènera à la vie, qu’advient-il de l’esprit et de l’âme ? J’ai fait des recherches, rien ne répond à cela. Car c’est difficile de parler de l’identité, c’est un mystère. Le nom, par exemple. Si vous étiez née avec un autre nom, seriez-vous la même personne ? Si quelqu’un de 25 ans découvre qu’il n’est pas John mais Hugo, que se passe-t-il ?”
Zero K est le roman le plus hanté de DeLillo, mais aussi son plus ironique, car il y a quelque chose d’absurde à voir ces personnages vouloir survivre à tout prix, alors même qu’ils vivent dans un monde qui les a dématérialisés. Reste le présent, les visages que l’on croise, la lumière d’un crépuscule à New York. Les droits du roman ont été achetés pour en faire une série. DeLillo travaille à un recueil de nouvelles. Mais pour l’heure, il porte la main à sa gorge et s’excuse : il ne peut plus parler.
Zero K (Actes Sud), 304 pages, 22 €, en librairie le 6 septembre
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