Avec “L’Imposture”, Zadie Smith signe son meilleur roman. Une revisitation du roman victorien pour mieux en combler les ellipses autour d’une Angleterre esclavagiste en Jamaïque. Au passage, elle aura livré un très beau portrait de femme, abolitionniste, qui va se libérer en écrivant. Rencontre chez elle, à Londres, dans son cher NW (North Western) où elle a grandi et est revenue s’installer en 2020.
Quand Zadie Smith a quitté New York pour se réinstaller à Londres avec son mari (le poète Nick Laird) et leurs deux enfants, dans le quartier du Nord Ouest où elle a grandi, où vivent toujours ses frères et sa mère, elle n’a eu qu’à aller se balader au cimetière près de chez elle pour y trouver les personnages de son prochain roman. William Ainsworth, un écrivain célèbre en son temps, illisible aujourd’hui, et Eliza Touchet, sa cousine, qui, veuve, devint sa gouvernante, vécurent ensemble et tinrent un temps un salon notamment fréquenté par l’inévitable Dickens.
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L’imposture du roman est sexuelle, raciale, identitaire, bourgeoise, littéraire, dans cette Angleterre victorienne où les fortunes se fondent sur l’esclavage, où la sexualité est plus polyamoureuse qu’on ne le pense, mais cachée sous les conventions. Au cœur de ce roman, qui se concentre beaucoup sur la trajectoire d’Eliza, devenant écrivaine, Zadie Smith s’inspire d’un fait réel du passé : un très célèbre procès qui fit parler de l’esclavage. Des Africain·es “importé·es” en Jamaïque par les Anglais·es pour en faire des esclaves sur leurs plantations de sucre.
Zadie Smith nous reçoit chez elle, dans le bureau où elle travaille au premier étage de sa maison – victorienne –, à l’ambiance chaleureuse. Des portraits de James Joyce et Virginia Woolf ornent les étagères de la bibliothèque et la grande fenêtre face à son bureau donne sur un jardin. Elle parle vite, jure, rit. Un moment d’énergie pure.
Vous revisitez le roman victorien, mais pas n’importe comment : par fragments. Une façon de dynamiter la linéarité du roman du XIXe siècle ?
Quand les gens me disent que j’ai écrit un vrai roman victorien, je leur dis que non. Ils ont une étrange idée du passé. Je voulais écrire sur cette période-là, mais je ne voulais pas écrire un roman victorien. Il m’a d’abord fallu trouver ma façon à moi de revisiter cette époque. La forme romanesque du XIXe siècle est en effet très linéaire, cela veut dire que des choses sont cachées, ne sont pas dites, et c’est exactement ce dont je ne voulais pas. Mais mon roman comporte aussi une part didactique. Car lire est un art, et je réalise que les gens sont de moins en moins capables de lire des structures sophistiquées, alors qu’elles étaient acceptées et considérées comme “normales” il y a vingt-cinq ans.
Pourquoi, d’après vous, la lecture a changé ?
Tout est parlé, ou écrit en style parlé. Les articles sont de plus en plus rédigés comme s’ils s’adressaient directement aux lecteurs. Et ceux-ci préfèrent lire des essais que des romans, car ils ont l’impression que quelqu’un leur parle. J’ai donc d’abord écrit ce livre pour ces lecteurs-là. Et puis, les gens ont toujours organisé leurs vies émotionnellement, et ça n’a jamais la régularité d’une narration victorienne, qui me semble artificielle. La vie est proustienne.
En vous lisant, on ressent le bonheur que vous avez eu à écrire ce livre …
Je suis ravie que vous disiez ça. En le finissant, j’ai éprouvé le sentiment que j’avais réussi à faire tout ce que j’avais voulu faire, et c’est ce qu’il y a de meilleur pour un écrivain. J’aime m’amuser avec le lecteur. L’idée de la littérature en ce moment est d’appliquer la démocratie littéralement au roman : que tel ou tel personnage ait le plus d’espace, le plus de temps pour s’exprimer, comme si le roman était une démocratie. Or pour moi, il ne s’agissait pas d’écrire à partir de la façon dont on pense l’esclavage aujourd’hui, mais à partir de comment on le pensait à l’époque. Aujourd’hui, j’entends les gens dire qu’il faut interroger la “blancheur”. Mais ce qu’il faut interroger, c’est comment les gens vivaient à l’époque sur le dos de cette monstruosité qu’est l’esclavage, comment une telle chose était possible sans que personne ne bronche vraiment.
La réponse est facile. Quand on lit le journal de Virginia Woolf – et je viens, depuis septembre, d’en lire tous les volumes –, pendant la Seconde Guerre mondiale, de 1939 à 1941 : même si les bombes tombent, elle parvient à continuer à vivre et à faire ce qu’elle veut. Elle veut écrire sur Roger Fry, se promener, voir ses amis. Même aujourd’hui, malgré les horreurs de la guerre, je continue à vivre. Alors quand j’ai fini le livre, je n’en ai éprouvé que plus d’admiration pour les personnes qui étaient abolitionnistes à l’époque, ces femmes qui refusaient de sucrer leur thé (l’esclavage était pratiqué sur les plantations de sucre en Jamaïque). Parce qu’il s’agissait d’une minorité, alors que tous les autres continuaient à vivre, de faire ce qu’ils avaient à faire, sans s’en inquiéter.
Ces abolitionnistes étaient incroyables, comme les militants pour l’environnement aujourd’hui. Ces petits groupes peuvent vraiment créer des mouvements de masse. J’ai commencé à écrire le livre en étant pessimiste, et quand j’en suis sortie, j’étais devenue optimiste. Quand on vit dans le capitalisme, on est désespéré – en tout cas moi, je le suis –, car on pense que plus rien ne pourra jamais changer. Or, ce que le XIXe siècle a prouvé, c’est que le changement était possible. C’était donc, en effet, quelque chose de très heureux à écrire.
Vouliez-vous, dès le début, écrire sur l’esclavage et la Jamaïque, ou avant tout suivre le parcours d’une femme (Eliza Touchet) qui se libère ?
Le livre porte complètement sur le sujet de l’esclavage et de la Jamaïque. Comme on dit : “suivez l’argent”. Pour la Jamaïque, j’ai suivi l’argent.
La famille Tate – qui a fondé la Tate Britain, etc. – possédait une plantation de sucre en Jamaïque. Les grandes fortunes, en Angleterre ou ailleurs, reposent souvent sur l’exploitation des terres des autres ou des autres…
C’est un fait, même si certains essaient de le nier, comme notre Premier ministre. La meilleure comparaison, c’est la Silicon Valley aujourd’hui, ou les magnats de l’acier et du chemin de fer aux USA hier : un capital massif non régulé, qui distord tout l’ensemble du système. Avec l’esclavage, on atteint encore un autre niveau d’exploitation, car les fortunes reposent alors sur du travail non rémunéré. Comme je le disais, ce n’est pas très différent de ce que l’on vit avec la Silicon Valley, dont, d’une certaine façon, nous sommes comme les travailleurs non rémunérés, et dont les pontes amassent des sommes d’argent tellement colossales qu’ils en déséquilibrent toute la société.
Il y a donc l’histoire de l’argent, mais il y a aussi l’histoire de la terre. En Jamaïque, la terre a été donnée par Cromwell à une trentaine de soldats pour les empêcher de se rebeller contre lui en Angleterre. Quand vous donnez, à juste quelques familles, de la terre, ça a un impact pendant des siècles : les grandes fortunes se bâtissent comme ça et se partagent le pouvoir depuis longtemps.
Est-ce qu’ils le reconnaissent ? Est-ce que c’était même su ?
La généreuse interprétation c’est qu’ils ne savent pas ce qu’ils ne savent pas. Une moins généreuse interprétation, c’est qu’ils ne savent pas ce qu’ils ne veulent pas savoir. Ce qui me met le plus en colère, c’est que le manque d’info est un choix idéologique, une volonté. En écrivant ce livre, j’ai réalisé qu’il est impossible de s’intéresser au XIXe siècle anglais sans tomber toutes les cinq minutes sur la Jamaïque, et donc l’esclavage. Pourtant, ça a été effacé de l’histoire. Et ça, ça relève de la volonté idéologique de quelqu’un ou de quelques-uns. Ça me rend furieuse.
Tous les enfants avec qui j’ai grandi, ma famille, les gens comme nous, n’avaient aucune possibilité de comprendre pourquoi leurs vies étaient un tel shit show. Confisquer leur histoire aux gens, c’est leur retirer la possibilité de la penser, de la digérer, de la comprendre, et c’est terrible. Dans les années 1980, si vous demandiez aux Jamaïcains s’ils étaient les descendants d’esclaves, ils n’auraient pas pu le dire, il ne s’agissait pas alors d’un fait historique. C’était très étrange de grandir dans un vide absolu.
“Je n’aime pas le sentiment d’appartenance”
De par le fait qu’elle est femme, lesbienne, non mariée, Eliza Touchet est une outsider. Vous êtes-vous sentie outsider aussi ? Est-ce ce cela qui fait qu’on devient écrivain ?
Tous les écrivains sont une version de cela. Parfois c’est parce qu’on ne peut pas gérer avec les gens, dans le monde. Étant enfant, j’aimais ce sentiment d’être en dehors. Avec mon frère on passait notre temps à essayer de comprendre ce qui se passait, ce qui est fou, car on est anglais, on n’est pas émigrés. En plus mon père était très vieux, j’étais la fille d’un homme né en 1925, là encore ça faisait de moi une outsider parmi les autres enfants. Mais ça me va : je n’aime pas le sentiment d’appartenance.
Eliza Touchet devient écrivaine, car autour d’elle, personne ne dit ni n’écrit la vérité sur la Jamaïque et l’esclavage. Est-ce toujours autant possible, quand un écrivain devient hyper-célèbre, de dire la vérité, surtout celle qui déplait ?
Pour être honnête, je voulais être célèbre avant même de penser à être écrivain. Dès l’enfance, la célébrité semblait être la chose qui allait rendre ma vie “ok”. Notre famille était brisée, il y avait beaucoup de fureur et de tristesse dans mon enfance, un divorce très difficile. J’étais obsédée par l’âge d’or d’Hollywood, les stars telles que Cary Grant ou Katharine Hepburn, leur glamour, l’artifice – comme si j’avais besoin d’une forme de protection. D’ailleurs mes frères et moi, nous avons tous choisi d’autres noms pour nos carrières respectives. Nous étions tous des enfants détruits et avons pensé que la célébrité réglerait tout. La plaisanterie entre nous, c’est que quand c’est arrivé, ça a été atroce. Mon frère, le plus proche de moi en âge, a décidé de devenir comédien à 25 ans, et il a eu du succès tout de suite. Et je ne pense pas que cela l’a rendu heureux. Pour moi, ce fut pareil : ce rêve de célébrité s’est écroulé à la seconde où il s’est réalisé.
C’est pourquoi vous êtes partie vivre à New York ?
Oui, je ne pouvais plus supporter ça une seconde de plus. En voyant la façon dont les médias britanniques traitaient certains de leurs meilleurs écrivains, comme Martin Amis et Will Self, je me suis dit : “je ne peux pas faire ça pendant 20 ans”. C’est un pays très petit, vous avez affaire, dans la presse, à des gens qui écrivent eux aussi, ils sont antagonistes dès le début. C’est aussi un pays profondément anti-intellectuels. Le roman anglais est une grande chose, mais si vous voulez penser dans ce pays, ça peut être difficile et ça peut se retourner contre vous. C’est épuisant ! Donc oui, je me suis installée à New York, et ça a été un soulagement.
Quand vous avez publié Sourires de loup, vous êtes devenue une sorte de symbole multiculturel. Avez-vous eu l’impression d’être utilisée comme un gage de bonne conscience par la bourgeoisie blanche ?
Pas comme un gage, mais comme une projection. J’ai grandi dans ce quartier et je ne me suis jamais sentie “étrange”. Dans l’école où je suis allée, où mes enfants vont aujourd’hui, on parle au moins une vingtaine de langues, donc cet argument culturel n’existe pas ici. C’était donc très bizarre, pour moi, de passer de ce monde, où il était considéré comme normal d’être anglaise d’origine jamaïcaine par ma mère, à une interview avec l’Evening Standard pour qui c’était tellement exotique de m’interviewer, pour qui j’étais tellement “exotique” qu’ils n’en revenaient pas.
Ils me posaient des questions du genre : qu’est-ce que vous pensez des musulmans ? Mais je n’en pense strictement rien ! Je vis avec eux, près d’eux, je n’analyse pas mes voisins. J’ai soudain réalisé ce que les gens pensaient de nous, et ça, je n’y avais jamais pensé.
Comment l’avez-vous vécu du moment où vous l’avez compris ?
J’ai été interviewée par le Guardian, par un journaliste qui m’a demandé qui était mon écrivain préféré. Quand j’ai répondu Toni Morrison, là, il a levé les yeux au ciel d’un air de dire “Ah ouais, bien sûr, je vois”. C’est là que je me suis dit : “voilà ce qu’ils pensent de nous, de moi, des gens comme moi”. Ça a été un vrai wake up call ; je ne savais pas jusque-là, parce que je vivais dans ma petite bulle. Comme je ne pensais pas qu’ils pourraient croire que je suis idiote parce que je suis une fille.
Je me souviens aussi que mon ami Adam Thirlwell publiait son livre au même moment que moi. Les articles le mentionnaient par son nom, “Thirlwell”, alors que ceux qui portaient sur mon livre m’appelaient par mon prénom. Un jour, dans une réception, une femme un peu ivre m’a demandé si je me sentais plus noire le jour ou plus blanche le soir, enfin quelque chose comme ça. De plus, on essayait de me faire faire de la télévision et de tas de choses qui n’avaient rien à voir avec l’écriture. Cela me rendait de plus en plus parano, alors je suis partie, car je ne voulais pas vivre dans la paranoïa.
“Aujourd’hui, avec ce nouveau féminisme, tout n’est qu’une question de choix”
C’est jubilatoire de voir comment vous envoyez une femme intelligente vivre dans une société aussi patriarcale sans en être la dupe.
Il y avait plein de femmes intelligentes au XIXe, je n’avais pas besoin d’en envoyer une. Eliza, quand j’ai commencé à écrire, n’arrêtait pas de revenir et de s’imposer. Ce qui m’intéressait à travers elle, c’est la question d’une sans labels, sans le langage pour nommer les choses, sa sexualité, etc. J’étais frappée par sa liberté. La plupart d’entre nous, nous nous levons le matin, nous saisissons notre téléphone et nous sommes assaillis par les sujets qu’il nous impose (news, mails, etc). Elle, elle se lève le matin et elle est complètement libre de choisir à quoi elle va penser.
Je ne voulais pas que les jeunes femmes qui lisent ce livre se disent “pauvre Eliza, elle n’est pas libre”, car je ne pense pas que les filles d’aujourd’hui soient beaucoup plus libres qu’Eliza Touchet. Il y a dans leur vie beaucoup de choses, je trouve, intolérables. Les femmes sont nées dans un système d’images, comme disait Simone de Beauvoir. Aujourd’hui, les images se multiplient et les jeunes femmes d’aujourd’hui semblent très soumises aux algorithmes. Or, il faut résister aux images qu’on impose aux femmes.
Vous revendiquez-vous féministe ?
Je suis de la vague de féminisme des années 1970. Aujourd’hui, avec ce nouveau féminisme, tout n’est qu’une question de choix. C’est “ok” d’être une strip-teaseuse si on le choisit. Il n’y a plus de conversation possible autour de ce qui dicte ce choix, qu’est-ce que cette femme a vécu dans son enfance pour en être à dire ça.
Tout devient une question de choix et de liberté, même l’autodégradation.
Vous aimez venir en France. Quels écrivain·nes français·es lisez-vous ?
J’adore Annie Ernaux, Les Années est un livre très important pour moi. Et j’aime beaucoup Édouard Louis. J’espère qu’il va prendre soin de lui. Il vient d’un milieu très pauvre. La trajectoire qu’a accomplie Édouard, aujourd’hui, est proche de celle des rappeurs, pas des écrivains, qui passent de l’extrême pauvreté à la célébrité du jour au lendemain. Et ça peut rendre fou.
Votre prochain livre ?
J’aimerais écrire sur la philosophe Simone Weil.
Propos recueillis par Nelly Kaprièlian
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