Piloté durant dix ans par le philosophe Yves Charles Zarka et Christian Godin, le “Dictionnaire du temps présent” cherche à nous révéler ce que notre temps dit de lui-même par le langage que nous employons.
Big data, storytelling, care, métavers, fake news, transidentité, cancel culture, woke, soft power, hacker, nation-building… La période actuelle a changé notre manière d’aborder les choses, de les penser et de les nommer. En éclairant nos contemporain·es sur ce qui, dans les échanges, reste souvent obscur, ce dictionnaire d’un genre inédit pénètre l’esprit de notre temps : celui de grands bouleversements, pour certains inédits. Yves Charles Zarka, philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris, fondateur et directeur de la revue Cités, revient ici sur les enjeux de cette entreprise éditoriale inédite, qui a rassemblé 65 collaborateur·trices issu·es de domaines divers.
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Comment définissez-vous le statut inédit dans le vaste champ des dictionnaires du moment, d’un Dictionnaire du temps présent ?
Yves Charles Zarka – À travers de nouveaux mots et les nouvelles données qu’ils signifient, nous avons voulu repérer ce qui a changé ou ce qui est en train de changer dans nos sociétés. Un tel Dictionnaire du temps présent relève véritablement d’un défi : alors que les dictionnaires cherchent à définir des termes dont le sens est stabilisé, ce dictionnaire répertorie et définit des termes nouveaux dont l’usage est encore problématique. Ces termes sont de diverses provenances en particulier d’origine anglo-américaine et sont entrés comme tels dans les discours. Le Dictionnaire du temps présent a pour objet d’éclairer nos contemporains sur ce qui, dans les échanges, reste souvent obscur, voire incompréhensible.
La langue est-elle le signe des transformations historiques ?
Bien entendu. Notre temps est celui de bouleversements considérables, sans doute les plus importants que l’humanité ait jamais connus, dans tous les domaines : les sciences, les techniques, l’environnement, la société, la morale et les mœurs, l’économie, la politique, le droit, etc. Il nous a semblé utile de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer par le biais des modifications linguistiques, à la fois terminologiques et sémantiques. La période actuelle a, par bien des aspects, changé notre manière d’aborder les choses, de les penser et de les nommer. Certains mots ont été inventés pour désigner des objets, des représentations, des vécus, des processus, des actions, des images, des formes, etc. qui soit n’existaient pas, soit étaient négligés auparavant, d’autres mots ont changé de signification. C’est par le biais du repérage des modifications terminologiques, au premier rang desquelles figurent les néologismes, que nous avons voulu faire le point sur ce qui a changé et continue de changer dans les sociétés, les pouvoirs, les vécus, les savoirs, les arts, mais aussi dans les technologies, l’information, la communication, et les diverses activités pratiques.
Internet a modifié fondamentalement notre monde
Qu’est-ce qui a, selon vous, le plus changé ces dernières années ?
Il y a quatre domaines où des changements majeurs ont eu lieu, ces domaines ne sont évidemment pas les seuls, mais ce sont ceux qui ont marqué fortement nos représentations. Ces changements ont été accompagnés par l’introduction de mots nouveaux dans notre pratique du langage. C’est le cas des technologies de l’information et de la communication.
Internet a modifié fondamentalement notre monde : il a, pour ainsi dire, supprimé les distances spatiales et temporelles, il a modifié la vie des individus, leurs relations, y compris amoureuses, leurs travaux, leurs loisirs, leurs modes de consommation, l’organisation des entreprises, le commerce, l’organisation des villes, etc. Or, toutes ces modifications ont donné lieu à un vocabulaire en grande partie nouveau. La révolution informatique a prolongé et multiplié une autre révolution : celle de la mondialisation économique dans la production, les échanges, la consommation avec les transferts technologiques et les délocalisations industrielles, accompagnée par la mondialisation financière avec l’accroissement des inégalités à l’intérieur des pays développés et entre ceux-ci et les pays à main d’œuvre bon marché.
Un autre domaine de mutation fondamentale qui se traduit par l’apparition de nouveaux mots ou l’infléchissement du sens d’autres mots est l’écologie. Le changement climatique, la préservation de la biodiversité, la lutte contre la pollution, mais aussi la question des énergies renouvelables, ont changé à la fois notre rapport à la Terre, mais aussi notre manière de la dire. La quatrième mutation fondamentale que l’on repère dans les mots ou expressions que nous employons concerne le sociétal : les questions liées à la procréation (PMA, GPA), au soin, au sexe, au genre, à la race. Ici, on assiste non seulement à la naissance de mots ou d’expressions nouvelles mais aussi à des changements de sens significatifs. Nos façons de dire, d’exprimer et de parler révèlent ce qui a changé dans notre vécu et dans la société.
Le monde dans lequel nous vivons n’est plus celui dans lequel nous sommes nés.
Comment définir plus précisément le temps présent ?
En effet, comment définir le temps présent ? Le présent de l’histoire n’est pas celui de la vie quotidienne, même si les deux sont imbriqués. Or, c’est l’élaboration même de ce dictionnaire qui a fait apparaître la période qui va des années 1960 à nos jours comme celle au cours de laquelle quelque chose comme un nouveau monde était en train à la fois de se former et de s’énoncer. Il apparaît que, bien que les différents secteurs connaissent des temps spécifiques et donc différents (le temps de la politique n’est pas le temps de l’histoire, etc), il n’en reste pas moins que les soixante dernières années ont connu des mutations fondamentales, parallèles ou croisées, selon les cas.
Que pensez-vous du concept très discuté d’accélération de l’histoire ?
Nous assistons à une accélération considérable de l’histoire dont les répercussions s’étendent à tous les niveaux. Tout l’atteste : le monde dans lequel nous vivons n’est plus celui dans lequel nous sommes nés. Jamais comme aujourd’hui la notion d’accélération de l’histoire, introduite par l’historien Daniel Halévy après la Seconde Guerre mondiale ne s’est trouvée aussi fortement confirmée. Tout est bouleversé : les techniques, le langage, la pensée, les modes de vie. D’ailleurs, ce Dictionnaire du temps présent est à mettre en parallèle avec Les Révolutions du XXIe siècle, un ouvrage collectif également dirigé par moi-même, et publié en 2018 aux PUF.
De manière générale, trouvez-vous que la philosophie contemporaine parvient à éclairer notre présent ?
Malheureusement, la philosophie aujourd’hui est souvent très éloignée des véritables enjeux de notre temps, non parce qu’elle s’éloigne de l’actualité, mais au contraire parce qu’elle entend s’y conformer. Pour penser notre temps, il faut prendre de la distance, la distance nécessaire à la pensée. Nous avons mis dix ans à réaliser ce dictionnaire.
Il existe des mots qui suscitent aujourd’hui dans le débat public des querelles incessantes ; par exemple, le wokisme, la cancel culture, l’intersectionnalité, la transidentité, l’islamo-gauchisme…
Où pourriez-vous situer le Dictionnaire sur la carte intellectuelle du moment, traversée par des oppositions de plus en plus marquées jusqu’à la caricature (universalisme-communautarisme ; réactionnaires-wokistes…) ?
L’objet du Dictionnaire n’est pas de prendre position ou de défendre une thèse, il ne s’agit pas d’un essai philosophique sur le temps présent. Si vous me demandiez mon avis sur les courants que vous évoquez, je pourrais bien entendu vous le donner sans difficulté, mais ce n’est pas le but du Dictionnaire. Celui-ci vise à dessiner la carte des innovations linguistiques dans la mesure où elle révèle ce qui marque et spécifie notre temps. Mais si le Dictionnaire n’est pas un essai philosophique, il comporte un enjeu philosophique fondamental, lequel dépasse largement l’énoncé des positions d’un philosophe particulier, parmi d’autres. Il s’agit en quelque sorte de laisser le temps présent se dire lui-même à travers la manière dont, collectivement, nous en parlons.
La déconstruction, sur laquelle vous avez écrit, est aussi souvent attaquée dans le débat public, comme si le concept de Derrida incarnait une réalité politique honnie par certains. Qu’est-ce que traduit selon vous cette controverse autour de la déconstruction ?
Le concept de déconstruction a été formé par Derrida pour traduire les mots heideggeriens de Destruktion et de Abbau, c’est-à-dire une démarche qui n’est ni la critique d’une erreur, ni l’exclusion simplement négative d’un passé de la philosophie, mais une dé-structuration, c’est-à-dire un ébranlement nécessaire pour faire apparaître des structures et des strates plus profondes. Mais, comme Derrida le dit lui-même, ce concept n’était pas conçu au départ pour désigner l’ensemble de sa démarche philosophique. Le mot “déconstruction” lui a échappé dès le départ, il a été repris, répété en des sens souvent éloignés de son intention par de multiples courants, il a même été véhiculé par des mouvements sociaux voire politiques. D’ailleurs pour Derrida, la déconstruction ne peut aller à l’infini, il y a une limite au-delà de laquelle on ne peut plus déconstruire : la notion de justice est ainsi, pour lui, indéconstructible. Cela veut dire qu’après la déconstruction, il doit être possible de reconstruire. Mais cela a été négligé.
L’usage d’un terme ou d’un concept une fois lancé dans le champ culturel ne dépend plus de celui qui l’a formé. Il peut avoir un devenir que son auteur n’avait pas prévu. Tout s’est donc passé comme si la déconstruction était devenue le nom d’une époque qui se défait. Cela Derrida l’a compris, bien qu’il ait gardé une distance par rapport à l’invasion de la déconstruction dans tous les domaines. Voici ses propres paroles : “Je n’ose pas dire que nous sommes dans une ‘époque’ de l’être-en-déconstruction, d’un être-en-déconstruction qui se serait manifesté ou dissimulé à la fois dans d’autres époques”.
Dictionnaire du temps présent, sous la direction de Yves Charles Zarka et Christian Godin (les éditions du Cerf) 644 pages, 35 euros.
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