Un recueil d’histoires courtes datant de la fin des années 60 permet de redécouvrir les travaux précoces du mangaka Yoshihiro Tatsumi. Noir et terriblement lucide.
Maître de la bande dessinée japonaise, Yoshihiro Tatsumi est décédé en mars dernier, à l’âge de 79 ans. Il forgea dès 1957 le terme de gekiga et fut l’un des pionniers de ce genre de mangas pour adultes, réalistes et abordant des sujets de société.
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A travers quelques précieux recueils parus chez Vertige Graphic et Cornélius, on avait déjà eu l’occasion de faire connaissance avec sa vision sombre du Japon de l’après-guerre, montrant les exclus de la croissance et de la modernité. Les éditions Cornélius se lancent aujourd’hui dans une anthologie de ses histoires courtes.
Une image terrifiante du quotidien de la classe ouvrière tokyoïte
Ce premier volume comporte vingt-trois nouvelles publiées entre 1968 et 1970 dans le magazine pour jeunes adultes Gekiga Young et dans la revue d’avant-garde Garo. Ces récits concis mettent en scène des hommes et des femmes désabusés, résignés, déshumanisés, aux vies mornes, aux métiers difficiles – éboueur, employé de la morgue, égoutier, mécano, prostituée, serveuse…
On n’y trouve ni actions spectaculaires, ni intrigues élaborées, mais les tranches de vie décrites par Tatsumi sont d’autant plus saisissantes que l’on est dans la réalité, dans le fait divers. Ici, la pauvreté, l’ennui, la colère étouffée, la rage contenue des protagonistes finissent toujours par mener au crime, au suicide, à la folie.
A travers ces drames, Tatsumi donne une image terrifiante du quotidien de cette classe ouvrière japonaise des années 60. Incompréhension entre hommes et femmes, vision tordue du sexe, frustrations, perversions, misère, grossesses non désirées – l’avortement est un thème récurrent des histoires –, le malheur semble être partout dans ce Tokyo dont la modernisation paraît consommer les humains.
Un courage et une lucidité sans égal
Comme pour mieux signifier la banalité de ses protagonistes, leur multitude, Tatsumi représente leurs visages d’un trait simple – on pourrait presque parfois les confondre. La ville, quant à elle, est terriblement bruyante, assourdissante, et Tatsumi ne lésine pas devant les onomatopées pour le montrer. Derrière ces récits d’une absolue noirceur, brutaux, froids, sans jugement ni morale, on sent toute la colère du mangaka devant ce Japon à deux vitesses.
Avant sa mort, il confiait être perplexe face à ces mangas pessimistes, à la fois content qu’on les redécouvre aujourd’hui mais craignant que l’on y voie trop ses frustrations d’alors. Troublants et puissants, ils sont avant tout l’œuvre d’un auteur d’un courage et d’une lucidité sans égal.
Cette ville te tuera (Cornélius), traduit et adapté du japonais par Fusako Saito et Lorane Marois, 336 pages, 26,50 €
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