Six ans après Le Royaume, Emmanuel Carrère revient avec Yoga et raconte comment sa vie a basculé. Un très beau récit qui interroge illusion et vérité.
Ça devait être une sorte de feel good book, un livre sympathique et souriant sur le yoga. D’ailleurs, quand Emmanuel Carrère en a eu l’idée, il baignait dans ce qu’il désigne comme ses dix années de bonheur – amoureux, familial, littéraire (et ça compte, pour qui avoue franchement vouloir être rien de moins qu’un « grand écrivain »)… Et puis la vie en a décidé autrement, et tout s’est écroulé – le couple (on le devine, même si ce n’est jamais clairement dit) et la famille, le bonheur, l’écriture est devenue impossible et le yoga, longtemps pratiqué par l’écrivain, a paru soudain dérisoire à côté de la crise qu’il traversait.
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Mais revenons sur nos pas : est-ce la vie qui en a décidé ? Ou sont-ce ses démons personnels, lui qui croyait les tenir enfin bridés ? Est-ce qu’elles reviennent fatalement toujours, ces pulsions qui poussent à tout détruire ? Ou est-ce que tout n’est qu’une illusion, même ce supposé bonheur ?
On passe d’une retraite de yoga à l’attentat de Charlie Hebdo
Six ans après Le Royaume, vaste fresque-récit-enquête sur le christianisme et l’immense capacité, la volonté, le désir de croire, Yoga ne pouvait être que métaphysique ; pas tant parce qu’il évoque parfois le bouddhisme, mais parce qu’il pose toutes ces questions sur la vie, en les incarnant, terriblement, à travers Emmanuel Carrère.
Rassemblant ses notes sur le yoga, ses réflexions sur la méditation, les cousant avec des pans de sa vie d’après la catastrophe – annoncée dès le début – qui fera tout basculer, le livre avance par pièces, comme un patchwork, chacune titrée, comme des petits tableaux vivants, comme si l’existence n’était composée que de moments, qu’il n’y avait pas de grand roman, qu’elle n’avait jamais la forme d’un grand récit, n’était faite que de bribes bricolées bout à bout.
> > Lire aussi Le Royaume, la crise de foi d’Emmanuel Carrère
On passe d’une retraite de yoga à l’attentat de Charlie Hebdo et la mort de Bernard Maris ; on bascule dans des matinées passées, amorphe, à la terrasse du Rallye dans le Xe arrondissement, suivies de séances d’électrochocs dans un hôpital psychiatrique tant la souffrance psychique est devenue atroce.
Après chaque séance, l’écrivain se réveille, et la première chose qu’il voit, c’est une marine de Raoul Dufy accrochée au mur, qui incarne soudain l’enfer – alors que le chemin qui mène vers un bonheur retrouvé, ou du moins au malheur ordinaire, comme disait Freud, va prendre pied dans un autre paysage marin, sur l’île de Leros, connue pour accueillir des réfugiés.
Le mensonge, voilà ce qui travaille toute l’œuvre de Carrère
Là, Emmanuel Carrère va s’installer chez une certaine Erica, une Australienne échouée sur cette île à cause d’un amour qui a foiré, et qui aide « les garçons », de jeunes hommes qui ont quitté leurs familles en Syrie ou ailleurs pour entreprendre un périlleux périple qui les mènera en Europe…
Il y a bien sûr quelque chose de D’autres vies que la mienne dans ce passage, livre qu’on voit rétrospectivement comme le pendant symétrique, lumineux, de Yoga, puisqu’il ouvrait la période heureuse de la vie de Carrère, alors que Yoga tourne autour de sa fin. C’est presque trop beau, se dit-on, un peu irritée de voir un Carrère encore une fois poser comme bon – aidant les migrants – et se retrouvant avec des personnes si romanesques – telle Erica, hantée par une ombre qu’elle voit sur son côté gauche et la disparition de sa sœur schizophrène – qu’il n’a qu’à se pencher pour écrire un beau texte…
Un secret de famille comme le mensonge par omission primitif
Or, Emmanuel Carrère, dont le pacte d’écriture est depuis vingt ans de ne pas écrire de roman et de ne pas mentir (il le dira encore ici), avoue avoir inventé en grande partie cette Erica. Le pacte vacille. D’autant plus que le nœud du problème, ce qui le plonge dans cette dépression des plus noires, restera une ellipse – tel un « mensonge » par omission.
Le mensonge, c’est ce qui travaille l’œuvre de Carrère depuis vingt ans, c’en est même l’enjeu, en le déléguant à d’autres comme pour le vivre par procuration par le prisme de l’écriture : Jean-Claude Romand (L’Adversaire, 2000) ment à toute sa famille et finira, pour ne pas être découvert, par la tuer ; Edouard Limonov (Limonov, 2011) est un affabulateur extravagant, se vivant lui-même en personnage, faisant de son existence un roman… Enfin, il y a ce secret de famille – un grand-père disparu, sans doute mort et resté sans sépulture (Un roman russe, 2007) – comme le mensonge par omission primitif, comme on parle de « scène primitive ».
Un défi d’écrivain
Mais pourquoi l’écrivain avait-il besoin ici de dévoiler qu’il se permet d’inventer ? De mentir ? Parce que la vérité, pour lui, ne réside pas là. Elle est dans la fabrication du livre même, qu’il dévoile entièrement ici. Un récit autobiographique ou un roman sont aussi producteurs d’une illusion, qui fait « croire » au lecteur, autant parfois qu’à celui qui l’écrit – décision-illusion d’être heureux au moment de D’autres vies que la mienne…
En révélant les ressorts de son écriture, comme s’il était en train de se faire sous nos yeux, Yoga n’est pas une illusion de plus censée nous faire croire au bonheur, par exemple, ni au yoga et à la méditation qui mèneraient au nirvana. Parce que la vie est plus ironique que ça : le bonheur ne tient parfois que dans quelques grammes de lithium, seuls à même de combattre « les démons » – être bipolaire…
C’est un défi pour un écrivain comme Emmanuel Carrère d’accepter cela, d’écrire sur cela ; sur cela qui n’a rien d’héroïque ni de transcendant, bref, qui n’a a priori rien à voir avec le matériau que travaillerait le grand écrivain qu’il souhaiterait être. D’ailleurs, n’est-ce pas son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, qui, avant de mourir dans un accident de voiture, lui demande d’apprendre enfin à écrire – soit, modestement, basiquement, apprendre à taper sur le clavier avec ses dix doigts, et non pas un seul comme il l’a toujours fait ?
Yoga a peut-être l’air d’être le plus humble des livres d’Emmanuel Carrère, mais c’est par cette humilité, cette sagesse au fond qu’il parvient à toucher les questions littéraires, et existentielles, les plus essentielles.
Yoga (P.O.L), 400 p., 22 €. En librairie le 27 août
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