Avec “J’ai tué le soleil”, le dessinateur détourne les codes du récit post-apocalyptique pour jouer avec nos sentiments. Rencontre avec un écorché vif.
“Je ne suis pas mystique mais je fais confiance aux signes”, s’amuse le dessinateur et réalisateur Vincent Paronnaud (Persépolis et Poulet aux prunes avec Marjane Satrapi), qui signe ses livres sous l’alias Winshluss. Il y a trois ans dans un train pour Dax, il se fait voler ses bagages avec, à l’intérieur, le découpage de sa prochaine bande dessinée, l’histoire d’un homme perturbé qui, à un moment de sa vie, sombre dans la paranoïa et le complotisme alors que le pays est mis en quarantaine en raison d’une pandémie.
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Au printemps 2020, alors que la France se met pour de vrai sous cloche, Winshluss s’attelle à monter son premier long-métrage en langue anglaise, l’intense Hunted (il est projeté plusieurs mois plus tard à l’Etrange Festival) et à reprendre son livre en souffrance. “Quand la pandémie est arrivée, une partie de ce que j’avais imaginé ne valait plus rien. Si on m’a volé mon découpage, c’est que je devais faire mieux.”
Au-delà d’un simple récit post-apocalyptique
J’ai tué le soleil (à paraître le 26 mai) a ainsi profité de ce concours de circonstances. Surtout, s’ouvrant sur une citation de l’écrivain Arthur Adamov – “le seul problème est de savoir utiliser ses névroses” –, ce roman graphique fascinant et dérangeant va bien au-delà de la description d’un virus meurtrier. Tout en empruntant au genre du récit post-apocalyptique, il évoque les âmes tourmentées et les traumatismes qui façonnent toute une vie.
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Depuis Monsieur Ferraille où il revisite de manière acerbe Walt Disney et les vieux illustrés destinés à la jeunesse avec son collègue Cizo, on sait le dessinateur français adepte des actes de piratages. Il n’aime rien de plus que détourner les codes de la culture populaire pour cacher, derrière un humour désespéré, un message politique. Ainsi, Pinocchio, sa relecture punk du roman de Carlo Collodi, prix du meilleur album au festival d’Angoulême 2009, s’attaque au libéralisme et à la mondialisation. “Je déteste le modèle ultralibéral parce que c’est opprimer les autres pour son bien-être”, confirme-t-il.
Construit de manière diabolique en 3 parties distinctes qui nous malmènent, J’ai tué le soleil suit d’abord Karl, survivant d’une terre dépeuplée qui, sans les hommes, retrouve sa beauté sauvage. Ces pages saisissantes, entre La Route de Cormac McCarthy et les récits fantasy sarcastiques du dessinateur Richard Corben, nous mènent jusqu’à une première rupture où Winshluss rebat les cartes afin d’éprouver notre point de vue sur Karl. “Dans la narration, je voulais que l’on s’attache à ce personnage qui doit surmonter des épreuves, que l’on ressente de l’empathie pour lui. Ensuite, je le montre comme un individu un peu craignos…” En dire plus reviendrait à gâcher les effets de surprise d’une lecture qui se teinte parfois de malaise devant la colère qui anime l’anti-héros. “Mais la haine qu’il exprime, elle est dans notre ADN.”
L’écriture comme exutoire
D’ailleurs, il y a 5 ans, Winshluss s’était mis en scène sur le tableau The Man Who Killed the Sun en slip et kalachnikov à la main, avec derrière lui le soleil à terre, fusillé. Il avait décliné le même thème dans Falling Down, une chanson de son groupe de rock très recommandable, Brutuss64. “Oui, je suis quelqu’un de très en colère depuis que, gamin, je me suis rendu compte que le modèle de vie que l’on m’avait vendu, ça n’était pas ça. Avec l’écriture, j’ai trouvé un exutoire, un moyen d’exprimer ma colère.” Celle-ci, sourde, se mêle souvent avec lui à un humour absurde et une énergie graphique entraînante.
“Je suis toujours à la recherche de la joie primitive que j’ai ressentie gamin en regardant certains films. Comme je viens d’une famille plutôt modeste qui n’allait pas au cinéma, je me suis vraiment fabriqué tout seul niveau culture. J’allais voir des films d’horreur et puis, au milieu de séries Z parfois pitoyables, je tombais sur Blue Velvet ou Taxi Driver, après lesquels, je le sentais, rien ne serait plus pareil.” Lui veut teinter ses propres histoires d’une ambiguïté comparable à celle créée par les long-métrages qui l’ont façonné. Peu attiré par les certitudes, il préfère pousser son lectorat dans ses retranchements.
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“La vie, c’est la théorie du chaos, soit mettre en place des règles qui sont inapplicables. Les gens qui ont des réponses sont ennuyeux. Au contraire, j’aime les auteurs et artistes qui mettent des mots sur ce que je ressens. Ces derniers temps, j’ai eu ma phase Nietzsche, La généalogie de la morale. J’adore aussi les érudits qui arrivent à te transmettre leur savoir, comme les écrits de Gérard Mordillat sur le mouvement chrétien primitif. Car, là, je travaille sur le scénario d’un film épique qui se passe à l’époque de Jésus.” Si on se fie à In God We Trust, bande dessinée corrosive qu’il a consacrée à la religion en 2013, les intégristes peuvent déjà allumer des cierges.
J’ai tué le soleil (Gallimard), 200 pages, 22 €
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