Avec Will, Will Self signe le roman de ses années junky : un vertigineux portrait d’une génération No Future dans l’Angleterre de Margaret Thatcher, le Londres punk mais aussi l’Inde et l’Australie comme autant de cercles de l’Enfer. Du grand art.
Toxico repenti depuis 1999, Will Self s’est sauvé par une autre drogue dure : l’écriture de fictions fertiles en hallucinations, obsessions, phobies et autres tripatouillages des “boutons de la réalité” imputables à la psychose et aux drogues. Manquait à son œuvre la révélation de la matrice existentielle de sa littérature : c’est enfin chose faite avec Will, qui retrace sa jeunesse de junky. Une autobiographie qui n’a rien d’un sage récit mais tout d’un roman dense, audacieux, virtuose, d’une inventivité verbale stupéfiante. Et qui élargit son propos à une savoureuse chronique politico-sociale de l’Angleterre thatchérienne, vitriolée du haut en bas de sa société de classes.
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Mais Self accomplit d’autres pas de côté : il se raconte à la troisième personne sans s’épargner, dans cinq moments clés de son existence entre 1979 et 1986, où spiralent en flashbacks les souvenirs méandriques d’une histoire chaotique peuplée de camés et crevards hauts en couleur.
Dans le premier chapitre londonien, Will est, à 25 ans, un “putain de junky raté no-future” en manque, un “blob protoplasmique” qui essaie d’amadouer son dealer avec des viennoiseries avant de se crasher en voiture. Dans le dernier, trois mois plus tard, diagnostiqué “borderline – schizophréniforme”, il s’adonne à des branlettes frénétiques en rehab où sa lucidité dévastatrice s’exerce sur ses congénères comme sur le lavage de cerveau évangélico-freudien du “Programme”.
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Entre les deux jalons de cette boucle (“parce que la toxicomanie, c’est exactement ça : une ronde incessante et sisyphéenne”), on le découvre à 17 ans, enlisé dans le morne faubourg d’Hampstead et s’initiant aux amphés, occasion d’un tableau quasi célinien des mœurs petites-bourgeoises où, au milieu du délitement conjugal de ses parents névrosés, surnage la formidable figure d’une mère juive “histrionique”, qui maraboute le surmoi de son fils chéri avec ses drôles d’aphorismes. C’est l’époque où “la drogue joue déjà le rôle de la science-fiction dans sa vie, en lui offrant une expérience directe des mondes alternatifs, sans l’effort requis pour les imaginer”.
En 1982, étudiant à Oxford, plus défoncé que jamais à toutes les drogues et toujours entouré de toxicos, il rencontre le snob et cruel Caius, rejeton dépravé de l’upper-class qu’il retrouvera deux ans plus tard en Inde, après s’être sevré lors d’un long voyage en Australie, pour une replongée d’anthologie dans la dérive et la dope aux portes de la mort.
Avec cet antiroman d’apprentissage constamment subverti par le “néant blanc” de l’addiction et l’anarchisme punk, l’auteur rejoint les meilleurs écrivains de ce genre littéraire qui n’en est pas un. Et quand le jeune Will confesse qu’“il avait voulu être un écrivain pour se prélasser dans la soie en fumant de l’opium”, on ne l’imagine jamais en kimono tirant sur une pipe, mais on s’émerveille “encore éencore” qu’il soit devenu – selon le précepte nietzschéen – ce qu’il était : un sacré écrivain.
Vous avez écrit de nombreuses fictions dans lesquelles les psychotropes jouent un rôle majeur. Qu’est-ce qui vous a conduit à raconter votre propre expérience de l’addiction et des drogues ?
Pour tout dire, j’étais à mi-parcours de l’écriture de ma trilogie romanesque (Parapluie, Requin et Téléphone) quand j’ai réalisé que mon travail était en train de devenir encore moins vendeur qu’avant. J’avoue que j’ai proposé d’écrire cette autobiographie à mes éditeurs en pensant qu’ils seraient ainsi mieux disposés à m’offrir un contrat pour les romans. Mais quand je me suis mis à Will, j’ai réalisé que pour écrire aussi honnêtement que possible sur mon existence, je devais prendre en compte le même genre de dialectique à l’œuvre dans ma trilogie, à savoir l’investigation des relations – causales mais pas que – entre la maladie mentale, la technologie et la guerre.
Dans Will, la technologie est la seringue hypodermique, la guerre, celle faussement menée “contre les drogues”, et la maladie mentale est bien sûr l’addiction. J’ai beaucoup écrit sur l’addiction et les drogues dans le passé, mais j’ai toujours senti que je n’en avais pas fini avec cette affaire. Ma génération, celle des baby-boomers, dont je suis un membre tardif, est ostensiblement celle qui a commencé à consommer des drogues de manière massive et en grandes quantités.
Je voulais écrire un livre qui montre cette curieuse genèse : l’avènement et l’apothéose simultanés de la “culture de la drogue”. Et je voulais replacer ma propre addiction dans un contexte culturel et social. Pour moi, l’addiction est autant une maladie iatrogénique – créée par les médecins – qu’une question de psychopathologie individuelle. C’est, si vous préférez, à la fois un crime d’opportunité (ce qui explique pourquoi tant de médecins deviennent eux-mêmes addicts) et la modernité elle-même, dans la mesure où l’augmentation de l’approvisionnement d’héroïne – en raison de la globalisation des années 1980, 1990 et 2000 – a permis à tellement de gens de consommer des opiacés et d’autres drogues.
Vous connaissez de toute évidence vos classiques, de De Quincey à Irvine Welsh, or votre livre est différent, très original. Etait-ce pour vous un défi littéraire à relever ? Comment définiriez-vous Will ?
Burroughs a été contraint par les premiers éditeurs de Junky [en 1953] de rédiger un avant-propos expliquant comment quelqu’un comme lui – avec son pedigree social et son diplôme d’Harvard – avait pu devenir un héroïnomane. Je voulais faire la même chose, mais sans l’explication qu’on trouve dans tant de récits d’addiction : celle, pauvrement psychologique, de la négligence, de la violence parentales et autres traumatismes originels. Je pense que Will est un texte dépourvu de honte.
Jeune homme, j’avais beaucoup de problèmes de santé mentale – il est évident qu’aucune personne heureuse ne s’enfonce une aiguille dans le bras à 16 ans, surtout si elle est chargée avec du sulfate d’amphétamine probablement synthétisé dans une baignoire. Cependant, j’ai aimé les drogues et je les aime toujours. Comme presque tout le monde, si nous élargissons leur catégorie pour y inclure l’alcool et l’adrénaline. Je ne consomme plus ce qu’on appelle des “drogues dures”, mais j’aime ce qu’a dit d’elles l’écrivain américain Robert Stone, ex-toxico : “Je les admire de loin.”
“A travers la corde tendue du sentiment, la douleur autant que le plaisir, j’ai rejoint le jeune homme que j’étais entre 17 et 26 ans. Il n’est pas moi et pourtant, en l’objectivant, j’ai fini par le connaître mieux que moi”
Will est présenté comme un récit autobiographique, voire des mémoires, mais nous lisons un vrai roman. Pourquoi avoir choisi une narration à la troisième personne ? Que pensez-vous de cette distinction entre récit et roman en rapport avec la vérité dans l’écriture de soi ?
Tout romancier est préoccupé de manière vitale par la relation entre le livre et la vie. Will est un livre plus honnête et plus véridique que des mémoires ou un récit autobiographique ne le seront jamais. Ce qui motive l’écriture d’autobiographies, c’est toujours de vouloir paraître bon – même si ce bon implique d’abord du mauvais – pour ensuite tirer les leçons de ses erreurs.
“Le chemin de la démesure mène au palais des Lumières” [Dans ses Proverbs of Hell, en 1793, le poète William Blake écrit : “The road of excess leads to the palace of wisdom”] est un cliché que beaucoup souhaitent élever au rang d’éthique. Le récit d’addiction leur permet d’être gagnants sur tous les tableaux : ils peuvent écrire des tas de scènes de débauche et de dépravation (ce que j’appelle “drug porn”) et les rentabiliser en prétendant avoir à “se remettre” de telles dégradations. A travers la corde tendue du sentiment, la douleur autant que le plaisir, j’ai rejoint le jeune homme que j’étais entre 17 et 26 ans. Il n’est pas moi et pourtant, en l’objectivant, j’ai fini par le connaître mieux que moi.
Les narrations d’addiction – surtout s’il s’agit d’opiacés – sont généralement obsessionnelles, dominées par la tyrannie de l’ego et la monotonie d’actions robotiques qui sont toujours les mêmes. Comment avez-vous déjoué la répétition ?
Je ne suis pas du tout sûr de l’avoir évitée, mais si j’y suis parvenu, c’est en centrant les cinq épisodes qui composent le texte sur des périodes où son protagoniste se retirait de la drogue. Peut-être ai-je évité certains des pièges en les connaissant à l’avance. Quant à l’autre point, le “moi tyrannique”, ce ne peut être que l’ancêtre de cet ego qui, en écrivant des mémoires des années plus tard, parvient d’une manière ou d’une autre à tirer une supériorité morale de sa propre dégradation morale antérieure. N’avoir aucune croyance en ce dernier fait m’a probablement aidé à éviter de créer quelque chose comme le précédent !
“L’attitude d’une personne face à un psychotrope et le contexte culturel à l’intérieur duquel elle le consomme sont aussi importants que les propriétés intrinsèques du produit, qu’il s’agisse d’alcool, d’héroïne ou de LSD”
On trouve dans Will presque toutes les drogues mais pas les descriptions de leurs effets ou si peu. Etes-vous plus intéressé par l’addiction que par les trips ?
Il est notoirement difficile d’écrire sur l’expérience réelle de l’intoxication. L’alcool suscite des anecdotes infantiles et les opiacés rien du tout. Comme Burroughs l’a sagement remarqué, un junky peut se divertir pendant des heures en regardant simplement sa chaussure. Quant à la plupart des hallucinogènes, ils donnent une signification à des éléments du monde qui ne le méritent pas vraiment.
Je crois en la conception de Timothy Leary de “set and setting” [“set” : l’état d’esprit ou l’état mental de la personne au moment de l’expérience ; “setting” est l’environnement physique et social dans lequel elle fait cette expérience], à savoir que l’attitude d’une personne face à un psychotrope et le contexte culturel à l’intérieur duquel elle le consomme sont aussi importants que les propriétés intrinsèques du produit, qu’il s’agisse d’alcool, d’héroïne ou de LSD. Si vous souhaitez décrire avec précision la phénoménologie de l’expérience de la drogue, vous devez être d’une précision médico-légale pour faire la part des choses entre le “set” et le “setting”, et avoir une vision sans préjugés de la pharmacologie de base.
Alors que quarante ans vous séparent du jeune Will, considérez-vous ce dernier comme une ancienne version de vous-même ? Que partagez-vous encore avec lui et que ressentiez-vous en écrivant à son propos ?
Je ne me considère certainement pas comme le décalque de cette personne, mais le roman raconte aussi comment je suis devenu écrivain. La page d’ouverture glose des lignes tirées du Junky de Burroughs (que je considère toujours comme le meilleur texte sur l’addiction à la drogue, hormis Confessions d’un mangeur d’opium anglais de De Quincey), et je voulais montrer quel regard aiguisé avait le jeune Will pour la phrase et le mot justes.
Je n’ai pas d’âme, je ne crois pas à une existence transcendante, mais j’ai un esprit qui peut, dans une certaine mesure, se tenir hors du temps et voir que l’enfant est le père de l’homme tandis que l’homme a le devoir de se réapparenter à l’enfant. Autant dire que je suis reconnaissant au Will-du-passé de m’avoir gardé tous ces excellents matériaux d’écriture et d’avoir survécu à une tentative de suicide prolongée qui a duré vingt ans, tout en reconnaissant qu’il est désormais de ma responsabilité de prendre soin de lui, car j’éprouve à son égard une grande compassion.
Dans Will, l’action se déroule entre 1979 et 1986 et le temps de la narration est toujours le présent continu, même dans les flashbacks. Pour quelle raison ?
Non content de ne pas vraiment croire à l’existence d’une figure unitaire, un simple “je” qui pourrait se substituer à tous les innombrables personnages qui habitent nos corps-esprits, je ne crois pas non plus en la possibilité d’une précision complète dès lors qu’il s’agit de représenter le passé. Will partage avec les romans de ma trilogie beaucoup de matériaux et de références très éphémères car je ne crois pas que les contenus de nos psychés d’il y a une semaine (si par miracle nous pouvions encore les appréhender) nous seraient familiers, encore moins ceux qui remontent à une ou quatre décennies.
Une grande partie de ce à quoi nous pensons est incroyablement volatile, l’équivalent mental d’une vue saisie depuis une fenêtre de train. Aussi, prétendre que le contenu de l’esprit d’autrui est aussi lisible que les écrivains veulent le faire croire, c’est l’arnaque absolue, un pur fantasme !
Puisque vous êtes un observateur pénétrant de notre civilisation, comment expliquez-vous que les dizaines de drogues synthétiques créées chaque jour ne produisent plus de littérature ?
Cela tient à la psycho-démographie. Les baby-boomers étaient majoritaires quand ils ont commencé à se droguer, il n’est donc pas étonnant que leur culture ait eu un impact sur le courant dominant. Or, au moment où surgit la culture des raves et de l’acid house de la fin des années 1980 et du début des années 1990, les jeunes deviennent minoritaires et nous entrons dans l’âge de la société sénescente. Dans de telles circonstances (d’autant que les baby-boomers contrôlent aussi les médias), il est tout à fait impossible pour les jeunes d’influencer culturellement les quinquagénaires, que ce soit avec les drogues ou les applications de rencontres.
En outre, il y a aussi la crise schizophrénique du libéralisme occidental, une idéologie actuellement engagée dans une guerre civile. Les libéraux cherchent à étendre leur moralité au passé parce qu’ils ne supportent pas de reconnaître les déprédations psychologiques, sociales et environnementales inhérentes à leur désir que le sujet humain transcende le monde.
A un moment de votre livre, Will et son ami Caius sont en Inde, où ils imaginent rejoindre des ascètes afin de trouver la sérénité, et le·la lecteur·trice est frappé·e par votre absence d’ironie à ce sujet. Quel est votre rapport avec la spiritualité ?
Je suis un agnostique sincère. Je n’ai aucune croyance en Dieu mais je suis entièrement ouvert à la possibilité de la foi religieuse et plus que conscient que si je devais commencer à me préoccuper de mon propre salut et de celui des autres, cela ferait de moi, à toutes fins utiles, un croyant. Je méprise la façon dont l’humanisme libéral a volé l’eschatologie du christianisme et l’a inversée, qu’il s’agisse de Marx renversant Hegel ou de Bill Gates s’avilissant et se salissant avec Gaïa.
Je prends au sérieux le point de vue de Martin Buber [érudit et philosophe juif du XXe siècle] selon lequel notre relation éthique avec autrui n’est pas seulement moralement primordiale mais métaphysiquement essentielle. Est-ce que cela me rend “spirituel” ? J’espère que non. Je crois aussi très sérieusement à la grande libération qui se trouve simplement dans l’exercice sans entraves de l’imagination. Car les mondes étranges de l’univers lointain et de l’espace intérieur nous sont entièrement accessibles si nous cessons d’être si volontairement prosaïques. Est-ce que cela fait de moi un mystique ? Non, je ne pense pas. J’embrasse la condition humaine dans toute son animalité – et je n’ai pas besoin de chercher un sens dans l’autohypnose appelée méditation.
Will (Editions de l’Olivier), traduction de l’anglais par Francis Kerline, 320 p., 22,50 €
(Ecrivaine et critique, Cécile Guilbert est l’autrice de l’anthologie Ecrits stupéfiants : drogues & littérature de Homère à Will Self [Robert Laffont/Bouquins, 2019])
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