Avec le magnifique “Parapluie”, Will Self interroge les répercussions de la mécanisation du monde sur les êtres. De la Première Guerre mondiale à nos jours, une épopée intérieure qui le catapulte au premier rang de la littérature britannique contemporaine.
Will Self a fait irruption en 1991 avec les nouvelles de La Théorie quantitative de la démence. Sept romans et plusieurs recueils plus tard, il aurait pu stagner au rayon “satiriste déjanté”, digne héritier de Lewis Carroll et de J. G. Ballard. Parapluie marque un virage à 180 degrés dans son œuvre et l’impose enfin comme le plus grand écrivain anglais du moment, surpassant même un Martin Amis et autre Ian McEwan au panthéon de la littérature britannique.Sélectionné pour le Man Booker Prize en 2012, premier volume d’une trilogie (Shark, le deuxième, vient de paraître en Grande-Bretagne), Parapluie est un chef-d’œuvre : un livre à l’ambition immense et à la maîtrise impressionnante, de ceux qui sont des monstres, mais des monstres magnifiques.
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Du début du XXe siècle à nos jours, plusieurs destins s’entrecroisent : parmi eux, celui d’Audrey Death, qui tombera dans un long coma après la Première Guerre mondiale (où périt son frère Stanley), et celui du psychiatre Zack Busner, un personnage récurrent de l’œuvre de Will Self. Dans les années 70, Busner a dirigé une clinique où Audrey est internée depuis cinquante ans. Il va tenter sur elle (et d’autres patients) une expérience : la réanimer en lui injectant du L-Dopa, une drogue hallucinogène. Telle une belle au bois dormant, Audrey se réveille et se souvient.
Self nous plonge dans des torrents de conscience, faisant entrer en collision pensées et visions, dialogues et sensations, le tout avec une fluidité, une facilité, une grâce dignes d’un magicien faisant coïncider tous les temps en un même présent, celui de l’esprit. Sa trilogie a pour thème principal la mécanisation du monde et ses répercussions sur les humains. Les descriptions de soldats coincés dans les tranchées, tirant à coups de mitraillette, entremêlés à des scènes de sexe sont des morceaux d’anthologie dans un livre qui en compte presque à chaque page.
Will Self y interroge au passage ce que sont devenus les idéaux du siècle, du socialisme au féminisme, de la libération sexuelle aux avancées de la psychiatrie, le tout traversé par un objet des plus anodin : un parapluie, qui change de sens en fonction de qui le voit, et du contexte. Le pari narratif de Will Self est de montrer que le réel n’existe pas hors de nos consciences, qui le réinventent, le réécrivent sans cesse. Ce sont ces éclats de vies individuelles, de perceptions du monde, qu’il entretisse avec poésie et émotion, sans rien perdre en lisibilité, dans un tourbillon qui nous bouleverse et nous emporte tous.
Comment avez-vous commencé ce roman ?
Will Self – La période autour de 1900 m’intéressait. Avant 1910, les capitales occidentales – Londres, Paris, New York – étaient déjà modernes : Londres avait un réseau de métro, la communication instantanée via le téléphone, les pneumatiques ou un service postal fréquent était déjà possible. En essence, tout ce que l’on considère comme “moderne” était déjà en place. Je voulais transmettre l’impact de cette modernité sur le plan de la phénoménologie individuelle. En même temps, j’avais en tête l’un de mes “Et si ?” (hypothèse sur laquelle la plupart de mes livres reposent). Je me disais : et si un individu pouvait incarner ce changement technologique sur le plan physiologique ? Au même moment, je relisais L’Eveil, le merveilleux livre du neurologue Oliver Sacks, au sujet de ses patients postencéphalitiques, au Highlands Hospital de Brooklyn à la fin des années 60. Je suis un admirateur des livres de Sacks, et par le passé j’ai déjà utilisé certains aspects de sa pensée et de sa carrière pour inventer le Dr Zack Busner, le psychiatre franc-tireur qui revient dans plusieurs de mes romans. L’Eveil est l’histoire de ce qui est arrivé aux victimes d’une étrange épidémie de léthargie encéphalique qui a balayé l’Europe en 1915 : il y a eu cinq millions de cas. Un tiers en est mort, un tiers s’en est sorti, et un autre tiers a semblé s’en tirer pendant un ou deux ans, puis ils ont plongé dans un étrange coma éveillé, ils pouvaient se mouvoir mais sans être conscients. La description que Sacks fait de leurs mouvements bizarres m’a frappé parce qu’ils semblaient mécaniques. J’avais trouvé ma pathologie, tout ce qu’il me restait à faire était de créer un personnage ayant cette maladie qui transforme une personne en automate.
Qui est Audrey Death ? Et comment utilisez-vous Zack Busner de livre en livre ?
Audrey Death, comme tous les autres membres de sa famille, est inspirée de la mienne. Je voulais savoir qui était le premier Self à s’être installé à Londres. Je suis remonté jusqu’au recensement de 1911, où mon grand-père apparaissait, ainsi que ses deux sœurs, mais j’y ai découvert qu’il avait aussi un frère, Stanley. Je n’ai pas trouvé grand-chose le concernant mais je suis vite arrivé à la conclusion qu’il avait dû mourir durant la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi j’ai introduit cette guerre dans mon livre. N’ayant pas connu mes grands-tantes, j’ai complètement inventé Audrey : je voulais qu’elle soit intelligente, politisée, féministe, capable de faire sens de l’immense tour qu’allait lui jouer la vie en la plongeant dans le coma pendant des décennies. Quant à Zack Busner, il apparaît sous une forme comique dans mes précédents livres, mais pas dans celui-ci. Il est comme un vieil ami que j’ai décidé de retrouver.
Votre écriture a complètement changé.
Je crois que le grand changement s’est effectué dans mon précédent livre, Le Piéton de Hollywood, qui est en partie des mémoires, en partie polémique et en partie du fantasme. Je l’ai écrit parce que les limites du roman naturaliste traditionnel ne me satisfaisaient plus. Particulièrement l’idée d’un narrateur impersonnel et omniscient, et l’emploi d’un seul temps : le passé simple. Je suis d’accord avec J. G. Ballard qui disait que le narrateur impersonnel n’est qu’une version d’un Dieu judéo-chrétien imposé sur le “monde” du texte – donc me débarrasser de “lui” n’était pas un problème. Quant au passé, plus je vieillis et plus je suis persuadé que tout est “maintenant”, et que le passage du temps est un phénomène subjectif. Donc, sur un plan émotionnel, je ne parviens plus à décrire des événements comme s’ils n’appartenaient qu’au passé. Quand je me suis mis à écrire Parapluie, je n’ai fait qu’aller dans cette direction : ma décision était émotionnelle, non pas théorico-littéraire.
Le “flux de conscience” est associé au courant moderniste (Joyce, Woolf). Est-ce pertinent de s’en inspirer aujourd’hui ?
L’histoire de mon livre est située en grande partie durant cette période. Les esthétiques les plus importantes de la culture occidentale – classique, médiévale, moderne – ont toutes duré environ cinq cents ans. Et comme le modernisme a commencé dans les vingt premières années du XXe siècle, on en a encore pour longtemps ! A propos du “flux de conscience”, je me rends bien compte que le projet de dupliquer la nature de la pensée sur la page est condamné à échouer, et que mes méthodes relèvent d’une autre forme de convention – mais c’est juste que ça me paraissait être le mieux.
Aviez-vous Joyce en tête ?
Avec Parapluie, oui. Je suis devenu joycien sur le tard, au début de la quarantaine. Mais je n’ai pas écrit un roman en référence à un autre roman – c’est quelque chose que je déteste –, mais un roman sur les êtres, ou disons, les personnages. Parfois, je pense que les critiques sont trop obsédés par l’intertextualité parce que ce qu’ils ont passé leur vie à faire, c’est lire des livres.
Comment voyez-vous les effets de la mécanisation du monde sur les êtres ?
Je suis d’accord avec le théoricien de la communication Marshall McLuhan : avec le début des nouvelles technologies (surtout dans la communication), viennent des changements radicaux dans la nature de la conscience humaine, et dans la nature physique. Je pense aussi que ces changements sont inévitables, inexorables et irrésistibles. Il me semble que notre culture valorise les apports de la technologie et a beaucoup de mal à se confronter à leurs inconvénients. Ce qui m’a donné l’idée de Parapluie, c’est que seulement six années séparent la première ligne de travail à la chaîne de l’usine Ford à Detroit (1908) des tranchées de la Première Guerre mondiale. Si l’on observe froidement, dans une perspective anthropologique, le phénomène des centaines de kilomètres de tranchées qui parcouraient la Belgique et la France, pleines de “travailleurs” équipés de machines automatiques puissantes, cela ressemble au travail à la chaîne industriel. Les nouvelles technologies n’apportent pas que des bénéfices. Ce que je tente de montrer, c’est que créer de nouveaux outils en engendre d’autres en toute impunité, en ignorant l’impact qu’ils auront.
Parapluie tourne autour de la Première Guerre mondiale, Shark autour d’Hiroshima. Pourquoi la guerre vous intéresse-t-elle ?
Dans notre culture, la guerre est soit banalisée, soit dramatisée, soit glorifiée, ou les trois en même temps. Tout le monde sait pertinemment que c’est l’enfer, néanmoins nous avons encore tendance à l’aseptiser – même les textes ou les films qui entendent nous montrer de près la “réalité” de la guerre en font l’apologie. On voit cela particulièrement dans les années qui ont suivi l’opération Tempête du désert en Irak. Cette guerre a vu l’émergence d’un nouveau lexique : “bombes intelligentes” et “frappes chirurgicales” sont entrées dans le langage, des termes signifiant que les objectifs politiques pouvaient être atteints à travers le déploiement d’une force minimum. Bien sûr, c’était un non-sens, et c’est ce type de non-sens que je veux montrer à travers ma description de vies individuelles d’hommes et de femmes en temps de guerre. Pour moi, la guerre est l’avancement de la science et de la technologie incarné dans des moyens violents. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer la façon dont cela altère les êtres à un niveau phénoménologique. Il y a une grande tendance dans nos sociétés aujourd’hui à voir la guerre comme quelque chose qui ne nous affecte plus directement, c’est ce qui explique notre réaction de principe au terrorisme dans nos pays, mais je pense que nous avons exporté la violence (ce qui est un aspect inévitable de la condition humaine) à d’autres sociétés où la vie coûte moins cher, exactement comme nous avons exporté la fabrication de nos vêtements dans d’autres sociétés où le travail manuel est moins cher.
Le troisième livre de votre trilogie abordera la guerre d’Irak. Allez-vous traiter du terrorisme ? Le voyez-vous comme une guerre entre deux civilisations ?
Mon prochain livre, Téléphone, n’est pas directement concerné par le terrorisme, mais puisqu’une grande partie du roman se situe en Irak et pendant la période du 11 Septembre, cela va m’être difficile d’éviter le sujet. Le terrorisme pourrait être une guerre conventionnelle dans laquelle des forces armées irrégulières s’affrontent mutuellement, mais de plus en plus, les guerres sont menées dans des Etats en échec, par des groupes de combattants irréguliers – c’est vrai du Congo ou au Moyen-Orient, en Afghanistan, au Nigeria, où les actes terroristes ont été perpétrés par des militants islamistes. On pense encore les terroristes selon le modèle de Ravachol (un anarchiste du XIXe siècle – ndlr) : comme des insurgés violents contre un Etat donné, mais c’est un anachronisme. Je pense que le terrorisme est un phénomène qui change de forme (comme tout mal), et que les attaques de drones au Waziristan ou les raids aériens en Syrie peuvent être raccordés au “terrorisme” tant leur effet direct n’est pas tant de tuer “l’ennemi” mais de terroriser une population civile potentiellement sympathisante. Quant au choc de civilisations, s’il y a un conflit entre des wahhabites jihadistes et certains pays occidentaux, le problème est que c’est l’Occident qui a armé ces jihadistes en premier lieu et que l’Occident essaie encore de manipuler la politique de cette région à travers ses quasi-clients que sont l’Arabie Saoudite et le Pakistan. De toute façon, c’est une erreur de concevoir le “monde musulman” comme une seule “civilisation” (bien que l’Occident n’en soit qu’une, j’en ai peur…) et, bien sûr, c’est une idée encore plus ridicule d’imaginer que “civilisation” et “barbarie” existent en opposition, alors que ce ne sont que deux aspects d’un même phénomène
A propos de nouvelles technologies, pensez-vous qu’internet va nous changer ?
Oui, internet et le web vont profondément changer les humains, psychologiquement et neurologiquement. Par exemple, sur le plan de la mémoire : avec le web, il n’est plus nécessaire d’investir notre mémoire dans quoi que ce soit de factuel ou textuel. Ces conséquences auront des effets dans les centres de mémoire du cerveau. Il ne s’agit pas ici de dire si l’humain va devenir plus intelligent ou plus stupide. Les hommes ont apporté à la technologie tous les travers inhérents à la nature humaine – cupidité, violence, voyeurisme – et ça ne changera jamais.
Internet est-il une menace pour la littérature ?
Je n’ai rien contre internet, mais Parapluie, comme les autres romans de ma trilogie, est une élégie à une certaine douceur de vivre et à la culture qui va avec. A l’ère de la lecture numérique, je ne pense pas que le roman littéraire sérieux restera au centre de la culture. Le roman découle d’une technique particulière, l’imprimerie, et quand cela aura disparu, la forme littéraire deviendra marginale, d’un intérêt historique, alors que de nouvelles formes narratives surgiront en accord avec les nouvelles technologies. Je pense que la littérature survivra, mais pas sous la forme du roman. D’un côté, cela me rend triste, de l’autre, c’est très excitant de voir ce qui va arriver. Mais ce qui est certain, c’est que je ne vais pas changer ma manière d’écrire en réponse aux nouveaux médias – je reste un écrivain du temps de l’imprimerie. Le problème depuis 2004 et la facilité avec laquelle nous pouvons nous connecter, c’est que quelques clics suffisent pour distraire les écrivains de leur travail. De plus, le risque du web est d’entraîner l’auteur vers une forme de littéralité : dans le passé, ce qu’un écrivain recherchait, ce n’était pas de décrire un objet, un lieu ou un visage, mais les mots pour le faire. En fait, il pensait en mots. Aujourd’hui, vous pouvez trouver le simulacre d’un lieu, par exemple, sur le web, puis il suffit de le décrire – mais cela devient alors du reportage, pas de la littérature. En 2004, j’ai décidé de ne plus écrire avec un ordinateur mais sur une machine à écrire, et je ne cesserai jamais.
Vous avez étudié la philosophie. Aujourd’hui, vous enseignez la pensée contemporaine à l’université. Est-ce un outil pour écrire ?
Je pense que toute vraie littérature est philosophique par essence, puisqu’elle pose des questions fondamentales : qu’est-ce que le sens de la vie ? Pourquoi sommes-nous là ? Dieu existe-t-il ? Des études de philo sont donc idéales pour devenir écrivain, alors que des études de lettres me semblent inutiles, voire peuvent constituer un handicap. J’ai écrit Parapluie, et tous mes livres, en me posant ces questions (et plus encore), puis j’ai cherché à y répondre, ou alors à montrer pourquoi on ne peut y répondre.
Comment percevez-vous l’histoire, et la place que notre actualité y occupe ?
Je suis d’accord avec Stephen Dedalus (personnage d’Ulysse – ndlr) qui dit : “L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller.” Tout comme l’idée de notre “soi” est une illusion, notre notion de l’histoire est une fiction. Tout ce que nous savons du monde, ce sont des événements, parfois ils forment un tout, parfois ils ne sont que chaotiques. L’idée que l’histoire peut nous apprendre quelque chose – en dehors de la nécessité de s’attendre à l’imprévu – est ridicule. Les pires, ce sont les penseurs qui viennent après les Lumières, les marxistes en particulier, qui sont affligés de l’illusion suprême du progrès. Quant à notre actualité, elle semble certainement menacée : les hauts niveaux de connectivité sociale/ économique/politique de notre société mondialisée sont, potentiellement, très faciles à déstabiliser – notre présent peut se transformer à tout moment en cauchemar éveillé.
Parapluie (Editions de l’Olivier), traduction (remarquable) de l’anglais par Bernard Hoepffner, 406 pages, 24 €
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