[Russell Banks est mort le 7 janvier. Pour le garder en mémoire, nous vous invitons à relire notre critique de “Voyager”.]
A travers ses récits de voyage, l’écrivain américain offre une cartographie intime et un regard éclairant, sans concession, sur lui-même.
“Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort.” La citation, tirée des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, est placée en exergue du recueil de récits de voyage de Russell Banks. Non que le grand écrivain américain y entrevoie, à 77 ans, sa propre fin dans une approche morbide ou crépusculaire. C’est bien au contraire la vie dans toute l’absurdité, l’intensité et l’incohérence de sa jeunesse, puis son passage à l’âge adulte (s’il n’a, au fond, jamais atteint ce moment fatidique) qui jaillit joyeusement de ces pages.
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Ce livre pourrait se ranger dans la catégorie des mémoires, s’il n’offrait une double particularité. D’une part, comme son titre l’indique – Voyager –, il s’agit ici d’aborder uniquement des voyages, et d’un certain type : ceux, initiatiques ou nostalgiques, qui l’ont emmené ou ramené vers ces lieux qui comptent, que les Américains définissent sous le terme, intraduisible en français, de “home”. D’autre part, à ces périples sont associées des femmes, quatre pour être précis, épousées à tour de rôle. “Un homme qui s’est marié quatre fois a bien des explications à fournir”, commence bizarrement le livre, comme s’il était coupable de quelque chose.
Psycho-géographie sentimentale
C’est donc le récit d’une vie amoureuse, ses échecs, ses délires et ses lâchetés, écrit avec l’honnêteté et l’intransigeance du Michel Leiris de L’Age d’homme. L’originalité du livre, ce qui en fait la beauté et l’intérêt, est sa façon de lier ces fragments d’un discours amoureux à ces îles des Caraïbes qu’il a explorées sans cesse, le plus souvent accompagné de l’être aimé. Deux niveaux se superposent ainsi dans une forme de psycho-géographie sentimentale, les lieux devenant l’écho de ses tumultes intérieurs.
Aucune projection toutefois. Russell Banks porte un regard aussi lucide et sans concession sur lui-même que sur les endroits qu’il explore, décrivant dans des pages terribles les ravages du tourisme : teens américains aux dreadlocks mal fichues en quête d’exotisme ; malls reproduits à l’identique, comme sur le continent, pour rassurer le consommateur yankee. Il ne s’épargne pas au passage, se moquant de ses propres “fantasmes de banlieusard”. Son amour de ces îles magnifie néanmoins certaines pages : “Le vert brillant des îles des Caraïbes et le turquoise étincelant de leurs mers m’ont très tôt arraché à moi-même et à mon chez-moi pour me lancer dans des rêves d’une extrême netteté que je projetais comme des hologrammes sur le vaste monde qui m’entourait.”
L’être aimé, cet étranger
Ce sont enfin les confessions d’une véritable tête brûlée qui vécut, comme Hemingway, Bukowski ou Kerouac, à deux cents à l’heure, gagna sa vie avec des petits boulots pourris et ne cessa de fuir à l’autre bout du monde les siens comme lui-même. Revenant comme une boussole aux femmes qu’il a aimées, la question terrible qu’il pose entre les lignes est : les a-t-il vraiment comprises ?
Banks est trop intelligent, fin et lucide pour tomber dans les illusions de la passion, l’amour qu’on aime plus que la personne. C’est pourtant l’incompréhension, les quiproquos et les désillusions qui dominent, malgré quelques moments où il se sent moins seul. Limites du sentiment amoureux : l’être aimé reste, le plus souvent, un étranger. Un fantasme, comme ces îles sauvages, sublimes et mystérieuses.
Voyager (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Furlan, 332 pages, 22,50 €
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