Des territoires d’amazones aux planètes unisexes de SF, la littérature abrite une multitude de mondes imaginaires exclusivement féminins. Cauchemar pour les uns, utopie pour les autres : exploration d’un continent d’un autre genre.
Le voilà prisonnier. Recroquevillé au fond d’une cellule, il attend, anxieux, d’être fixé sur son sort. Paris vient d’être rebaptisé Gynépolis. Les femmes ont pris le contrôle de toutes les institutions ; elles sont à la tête de l’administration, des rédactions, des entreprises. Les hommes ont d’abord tenté de résister à ce despotisme féminin avant de se soumettre. Armées de sécateurs géants, des soldates parcourent la ville pour débusquer les derniers mâles récalcitrants.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Eric Zemmour se réveille en nage, son vieux pyjama en pilou trempé de sueur. Peu à peu, il retrouve ses esprits : tout ça n’était qu’un odieux cauchemar. Vision d’apocalypse pour virilistes angoissés ou utopie radicale, un monde dominé par les femmes ne peut être qu’une curiosité ethnographique – les rares sociétés matriarcales répertoriées sur la planète – ou un lieu totalement fictif tant on est encore loin du compte sur le plan de l’égalité des sexes.
Lieux hostiles et redoutés
C’est donc hors du réel que se déploient des univers exclusivement féminins. Dans la littérature qui en dessine une cartographie mouvante et contrastée. Explorer ces contrées imaginaires revient à voyager dans l’espace et dans le temps. En remontant aux sources, on accoste sur les rives de la mer Noire où sont établies les légendaires Amazones de la mythologie grecque, ces guerrières au sein droit coupé. Un territoire flou aux frontières qui fluctuent selon les textes, mais fermement déconseillé aux individus de sexe masculin. Tout comme l’île d’Eéa sur laquelle règne la magicienne Circé, celle qui transforme les compagnons d’Ulysse en porcs dans le chant X de l’Odyssée.
Lieux hostiles et redoutés, les terres de femmes sont d’abord perçues comme une menace. Pour Pierre Louÿs, en revanche, ces mondes féminins ouvrent un champ infini de fantasmes et de volupté rêvée. Auteur au début du XXe siècle d’une œuvre érotique obsessionnelle composée de poèmes kitsch (Les Chansons secrètes de Bilitis) et de romans cul(tes) (La Femme et le Pantin), Louÿs a notamment laissé un texte inachevé, L’Ile aux dames, qui décrit un éden de luxure outrancière à côté duquel le plus scabreux des clubs échangistes passe pour un couvent.
L’écrivain s’amuse à en retracer l’histoire. Cette île mystérieuse, dont la forme triangulaire évoque un sexe féminin, aurait été découverte en 1623 par un certain Hercule. Après avoir éradiqué “tout germe de syph. et de blenn.”, il aurait édicté la “licence de foutre”. “De là datent les mœurs particulières de l’île” sur laquelle veillent une reine et un conseil de femmes. Tout y est permis : inceste, zoophilie, pédophilie.
Du sperme dans les salons de thé
Les habitants baisent en pleine rue et on sert du sperme dans les salons de thé. Fernande, une étrangère, découvre pour son plus grand plaisir ce paradis du stupre et s’abandonne particulièrement aux délices offerts par l’Ile-aux-Gousses. “Habitée uniquement par des femmes. Aucun homme n’a le droit d’y entrer sous peine de prison. (…) Communique avec la ville par un seul pont, le pont des Saphos, fermé par une barrière que garde l’Inspectrice des sexes. Toute femme qui entre doit lui montrer son con ; ceci pour déjouer les travestissements.”
Alors que tout le reste de l’île ressemble à une version délurée et libertaire des Cent Vingt Journées de Sodome de Sade, l’Ile-aux-Gousses prend des allures totalitaires. A croire que, dès qu’ils sont envisagés par des hommes, les univers féminins se muent en dystopies. Encore récemment, Bernard Quiriny imaginait une Belgique uchronique transformée en dictature féministe dans Les Assoiffées (Seuil, 2010). Il en va tout autrement dans les œuvres de femmes.
Gynécées utopiques
Ainsi dans La Cité des dames, Christine de Pisan, poétesse du XVe siècle considérée comme la première femme de lettres française, échafaude une société idéale et allégorique, érigée sur des blocs de pierre qui représentent les héroïnes illustres de l’Antiquité et peuplée de femmes vertueuses. Pour les écrivaines, représenter ces gynécées utopiques n’est pas seulement faire œuvre d’imagination, c’est aussi porter une revendication politique. Un combat. Le procédé explose d’ailleurs dans les années 70, en même temps que le mouvement féministe.
En 1969, Monique Wittig publie Les Guérillères, livre en forme d’épopée dans lequel une communauté entièrement composée de femmes lutte contre l’oppression que fait peser sur elles le langage, celui qu’elles ont reçu des hommes et qui les fige dans une insoutenable infériorité. Mais pour échapper à ces assignations et esquisser des alternatives possibles, rien de tel que la science-fiction.
Guerre des sexes
De nombreuses Américaines s’illustrent dans ce genre. A commencer par Joanna Russ, auteur en 1975 de The Female Man. L’Autre Moitié de l’homme, en français. On n’est pas loin du calamiteux contre-sens. Dans ce roman qui mêle théorie féministe, ironie et codes de la SF, quatre avatars d’une même femme vivent dans différents univers.
Janet vient du futur, d’une planète nommée Lointemps (“Whileaway”) d’où les hommes, emportés par une épidémie, ont totalement disparu. Les habitantes se reproduisent par une technique de fusion des ovaires et bâtissent une nouvelle civilisation. Jeannine, elle, vit dans une Amérique de 1969 où la Grande Dépression sévit toujours, et Joanna est un double de l’auteur. Toutes les trois sont réquisitionnées par Alice-Jaël pour lutter contre les hommes de Manland afin que “la femme ne disparaisse pas comme le sourire du chat de Cheshire de Lewis Carroll”. S’il existe une guerre des sexes, elle se joue sur le front littéraire. Elisabeth Philippe
Manuel de Gomorrhe suivi de L’Ile aux dames de Pierre Louÿs (La Musardine), 192 pages, 8,95 €
Les Guérillères de Monique Wittig (Minuit), 212 pages, 16,25 €
L’Autre Moitié de l’homme de Joanna Russ (Pocket), épuisé
{"type":"Banniere-Basse"}