Que cache le château hanté des “Envoûtés” de Witold Gombrowicz, roman gothique et crépusculaire ? Une métaphore de notre instinct et de nos désirs inconscients.
Du chef-d’œuvre de Gombrowicz, rédigé à la veille de la Seconde Guerre mondiale, on a dit que son décor était le véritable héros. Peu d’espace en effet aussi incarné, aussi fantasmagorique et coiffé de multiples symboles que ce château : c’est en ce lieu, une bâtisse médiévale près de Varsovie, qu’une petite société se réunit et se livre pour quelques jours à une troublante chasse au trésor, qui vient sans cesse rebattre les cartes du jeu amoureux et social.
Mais Myslotch, comme on l’appelle, cet édifice encerclé de sinistres murailles, n’est en réalité que le reflet maudit et inversé d’un autre domaine : le manoir voisin de Polyka, empire de la grande bourgeoisie où vivent Maya, sa mère, une clique de notables et Walczak, un moniteur de tennis. Celui-ci doit préparer Maya à une carrière de championne mais, échouant dans sa tâche, en tombe amoureux. Dès lors, la passion contamine les deux jeunes gens, bouscule les rapports de classes.
Par sa beauté secrète et féerique, Myslotch, édifice gothique, incarne cet ensauvagement bestial des êtres, ces corps brûlants, ces cœurs palpitants et irrésistiblement attirés. L’austère demeure exerce en outre un fort pouvoir de fascination, en raison du “trésor” qu’elle abrite. Ces “merveilles”, ce sont des centaines d’œuvres, des tableaux signés Titien, du mobilier ancien que plusieurs convoitent avec avidité, pour diverses motivations – l’un, historien, rêve de contribution au patrimoine de l’humanité, et tente de s’introduire dans les lieux, férocement gardés par un de ses habitants fiancé attitré de Maya et déterminé à capter ce précieux magot.
Un monde de fantasmes, de plaisirs et de rêves comblés
Les Envoûtés évoque une quête du Graal qu’on peut interpréter en fable sur le pouvoir et l’ambition. Le château de Myslotch cristallise ces pulsions, drapé d’un voile funeste, à l’image de la brume et des marécages qui rendent son accès si difficile. Ses richesses cachées rappellent cette unique fenêtre allumée que tout un chacun observe avec envie de l’extérieur, imaginant derrière un monde de fantasmes, de plaisirs et des rêves comblés.
Mais à l’intérieur, c’est une autre histoire.
Y habitent, coupés du monde, un vieux prince et ses deux employés. Le dédale de salles vides, habité successivement par trois générations d’ivrognes, forme la prison quotidienne de cet être déchu et apeuré : l’une des pièces, la “Vieille Cuisine”, a vu disparaître ou devenir fous ceux qui y ont dormi. A commencer par son fils, longtemps répudié et qui a fini, jadis, par s’autodétruire.
Cet espace hanté figure l’inconscient torturé du prince, sa culpabilité de n’avoir pas su chérir sa propre progéniture. Gombrowitz parvient ainsi, par cette bâtisse diabolique, à donner corps à un conte psychanalytique. Où des motifs surnaturels, tel un torchon agité de spasmes, des lèvres bleues ou la présence d’un esprit malveillant sont comme les feux de notre imaginaire, une métaphore de toutes les énigmes, les rébus abrités par l’esprit humain.
Les Envoûtés (Folio), traduit du polonais par Kinga Fiatkowska-Callebat, Albert Mailles et Hélène Wlodarczyk, 480 pages, 10,90 €