Après le suicide de sa meilleure amie, une jeune femme convoque tout un tribunal pour expier sa culpabilité. Nina Yargekov tire d’une expérience dramatique un roman conceptuel et drolatique, douloureux et hilarant.
Nina Yargekov est une jeune femme étrange. On l’imagine se parlant toute seule entourée d’animaux empaillés. Elle est double, et vit en assez bonne compagnie avec elle-même. Du moins c’est ce que l’on croit depuis son excentrique premier roman Tuer Catherine (2009), au titre clairement programmatique : la tuer, oui, sauf que la Catherine en question, c’était aussi Nina, une part d’elle, alors comment ensuite écrire tout un roman si l’on se tue juste avant ?
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Car Nina Yargekov a l’art et la manière de vous pondre deux bonnes centaines de pages pour dire son impossibilité à écrire. Résultat : le livre est écrit. Pour cette fille acidulée, écrire c’est faire. Faire le deuil avec Vous serez mes témoins, pas seulement le dire, non, le faire : et c’est bien le plus dur, surtout pour une fille dont l’ultime double, sa meilleure amie Elodie, vient de se suicider.
Page 277, elle livre même le mode d’emploi de son roman : un travail de deuil non rémunéré, « alors je veux au moins des droits d’auteur ». Et pour bosser, elle bosse : elle construit tout un dispositif, convoque un tribunal, situations, de personnages absurdes qui jugeront la profondeur et la véracité de sa douleur. Pur univers mental drolatique, Vous serez mes témoins tient la souffrance à distance en même temps qu’il n’est question que de ça : le manque de l’amie complice, l’incompréhension face à ce geste d’une radicalité et d’une douleur sauvages, la culpabilité de n’avoir pas compris, d’être toujours en vie. De quoi, donc, être accusée :
« En effet, il vous est reproché de vous être, du 14 juillet 2007 à ce jour, sur le territoire national et depuis un temps non prescrit, sciemment livrée à des opérations réservées aux titulaires du grade de ‘meilleure amie’ sans détenir les conditions exigées pour l’exercice de cette profession », dixit le juge.
Psychiatre, avocat, ex-amoureux, mère, pâtissier à la cour (!), tous les agents possibles et imaginables du réel sont présents pour la défendre ou la condamner, l’interroger, la harceler sans relâche. Le temps passe. Premier mois, elle envoie une carte postale : « Chère mémé. Je t’écris depuis ma chambre à coucher, où il y a la mer maintenant. C’est venu d’un coup, une grande mer noire et gluante recouvrant la moquette. »
Désespoir. Et tout de suite après, action :
« Endeuillés de tous pays, unissez-vous ! Refusez les euphémismes qu’on vous impose, les silences qu’on vous inflige, la bienséance dans laquelle on vous enferme ! Blasphémez, jurez, crachez, plaisantez avec la mort ! Que plus jamais elle ne soit source de gêne ! Faites des blagues. »
Bref, écrivez.
Ecrire, c’est sauver sa peau. Et Yargekov est prête à manier tous les registres de l’écriture (technique, narrative, encyclopédique, tract, etc.) pour ne pas sombrer avec Elodie. Au risque, comme souvent chez elle, de l’exercice de style. Mais après tout, souffrir avec style n’est pas donné à tout le monde, et le chagrin a plus de panache quand il se décline à l’humour noir.
Nelly Kaprièlian
Vous serez mes témoins (P.O.L), 256 pages, 17 euros
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