Dans un recueil de ses chroniques sur l’actualité, Mon dîner chez les cannibales, le philosophe Ruwen Ogien déplace les catégories de pensée dominantes sur les débats éthiques de notre époque. Contre toutes les formes de paternalisme, l’auteur défend le cadre revigorant d’une éthique minimale pour penser le monde.
Les débats publics convoquant des querelles éthiques ne cessent de nous (pré)occuper : de la commercialisation du corps à l’offense culturelle, du préjudice à la religion, de la prostitution à la procréation artificielle, de la fin de vie à l’assistance sexuelle, de l’argent à l’intérêt de l’enfant…, chaque citoyen ajuste une position à chaque situation politique ou sociale, sans que, par définition, une seule vérité ne s’impose, en dehors de la loi qui pose un cadre plus ou moins coercitif. Au cœur de ces débats dont les médias sont le réceptacle, une voix se distingue régulièrement : inaudible pour certains, parce que trop subversive ou trop décalée, cette voix éclaire pourtant nos lanternes depuis des années. Il n’y a pas de regard plus lucide et stimulant sur ce qui nous arrive que celle du philosophe Ruwen Ogien, dont un livre regroupe de nombreux textes écrits ces dernières années, au fil des débats qui traversent la société souvent hystérisée par les paniques morales qu’elle se crée elle-même.
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Une petite musique intellectuelle à part
Ce que file dans chaque texte de Ruwen Ogien, sans que pour autant cela ne fasse « système », reste la fidélité à un principe, moins absolu que relativement pratique : le refus du catastrophisme ambiant, tellement en vogue dès que sont abordés les controverses sur la sexualité, le pouvoir, les drogues, le mariage homosexuel, les inégalités sociales, la guerre des civilisations…. Ne se reconnaissant pas dans le catastrophisme de son époque, dominant au sein de la philosophie académique et non académique, Ruwen Ogien dégage ainsi une petite musique intellectuelle à part, simplement pragmatique et minimaliste. « Je ne crois pas que la vocation de la philosophie soit d’engendrer des prophètes de malheur », avoue-t-il. Si aucun texte n’est ici « particulièrement optimiste », tous « proposent des raisons suffisantes de ne pas tomber dans cette sorte de délire catastrophiste qui frappe tant de bons esprits aujourd’hui ».
Ce que Ruwen Ogien s’attache à déconstruire, patiemment et calmement, c’est le paternalisme qui flotte partout, c’est-à-dire cette idée « qu’il faut protéger les gens d’eux-mêmes car ils ne savent pas ce qui est bon pour eux ou parce qu’ils sont trop déficients intellectuellement pour prendre les bonnes décisions concernant leur propre vie ».
Minimaliste assumé
Se tenir éloigné de ce paternalisme, mais aussi de cette manière insistante qu’ont les bonnes âmes d’imposer comme une évidence la générosité apparente de leur vision du monde : il y a dans l’attitude réflexive de Ruwen Ogien la volonté d’un écart, qui tient aussi d’une prudence réfléchie vis-à-vis d’un ordre supposé naturel. L’auteur ne voit l’éthique au fond que comme « une certaine façon de nous tenir à distance de nous-mêmes, d’observer nos incohérences avec une certaine ironie et de réfléchir à nos normes, nos lois, nos préjugés de façon essentiellement critique, en essayant autant que possible, d’éviter la pompe et la grandiloquence ».
En représentant assumé du minimalisme éthique en philosophie, Ruwen Ogien exclut par exemple l’emploi des grands mots « moral » ou « immoral » pour parler du souci de soi. « Le minimaliste estime que la plupart des devoirs moraux positifs sont en réalité des obligations purement sociales, alimentées par un conformisme qui n’a rien de moral dans le choix des bénéficiaires des actes de bonté », écrit-il. Héritier lointain de Montaigne, « le premier minimaliste moral » pour qui « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », le philosophe n’affirme suivre qu’un seul principe authentiquement moral : éviter la cruauté vis-à-vis des autres. Ne pas nuire aux autres, c’est ne pas nuire aux autres « directement et délibérément ». En dehors du respect de cet horizon, le seul qui puisse faire tenir l’idée même d’une humanité possible, Ruwen Ogien se sent prêt à tout observer, à tout écouter, sans certitude préconçue du bien et du mal, du beau ou du laid, qui se dégageront de ses observations et de ses écoutes.
Repenser la tension entre l’universel et le relatif
Au fond, pour Ruwen Ogien, ce qui compte dans les controverses éthiques et la confusion morale ambiante, c’est de rappeler non pas un principe ni une évidence, mais une conviction étayée par l’expérience et la réflexion : la nécessité de repenser la tension entre l’universel et le relatif, point sur lequel butent toujours les avis opposés sur le monde. Le bien est relatif et le juste est universel, suggère Ogien. En cherchant à repenser la question du relativisme moral à la lumière de la distinction entre le juste et le bien, il en vient à cette proposition tellement belle : « on peut être universaliste à propos du juste et relativiste à propos du bien ». Alors que le juste concerne le rapport aux autres et les formes d’équité et d’égalité qui pourraient le régler, le bien concerne le rapport à soi et le style de vie que chacun adopte ou devrait adopter. La distinction entre les deux niveaux oblige ainsi à reconnaître que même le slogan « tout est relatif » ne résiste pas à sa formulation : « le relativiste est obligé d’affirmer, contre ses propres principes, qu’il existe au moins une vérité universelle qui a toujours valu et qui vaudra toujours » : c’est la vérité du relativisme.
Attaché à ces quelques idées fortes, qui forment l’assise d’une pensée aussi minimale qu’ambitieuse – le refus du paternalisme, la distinction entre le juste et le bien, l’éthique minimale -, Ruwen Ogien circule dans les marges des grands débats de notre temps. A contre-courant, à la lisière de la provocation s’il ne s’appuyait sur une lucidité admirable, Ruwen Ogien dérange les catégories figées du débat public, déplace les présupposés avec une fulgurance sensible, jamais agressive. Si certains dans le camp des conservateurs le voient comme un penseur sulfureux voire dangereux, il est pourtant frappant, en le lisant, de voir en lui un héritier d’un humanisme philosophique qui n’en revendiquerait pas même le nom puisqu’il se méfie des grands mots. La puissance d’une pensée se mesure aussi à la basse intensité des mots qui résonnent en elle. L’air de rien, les mots chuchotés de Ruwen Ogien portent loin, et sonnent juste.
Ruwen Ogien, Mon dîner chez les cannibales, et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui (Grasset)
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