Pourquoi n’entend-on souvent que les victimes sur le sujet des violences faites aux femmes ? C’est en partant de cette question que l’écrivain et journaliste Mathieu Palain a rencontré pendant des mois des hommes violents, dont il a réuni la parole dans un podcast en six épisodes pour France Culture. “Nos pères, nos frères, nos amis”, son troisième livre paru en janvier, poursuit la réflexion.
De son propre aveu, Mathieu Palain n’est spécialiste ni des pensées féministes ni de la question des violences faites aux femmes. Au moment où il commence à s’y intéresser, parce qu’il se voit proposer la possibilité d’intégrer un groupe de parole pour “violents conjugaux”, il reconnaît même douter de la fréquence de ces violences. C’est en interrogeant les femmes qui l’entourent – sa mère, ses sœurs, sa compagne – qu’il découvre qu’elles ont toutes été confrontées, d’une manière ou d’une autre, à des violences sexistes et sexuelles.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Mathieu Palain est passé par la revue XXI, Libération et France Culture, mais, depuis quelques années, il a pris l’habitude de transformer ses reportages en livres. En 2019, il faisait ainsi paraître Sale Gosse (L’Iconoclaste), un premier roman hyperréaliste appuyé sur une enquête immersive de six mois dans une équipe de la Protection judiciaire de la jeunesse d’Auxerre. Pour Ne t’arrête pas de courir (L’Iconoclaste, 2021), qui lui a valu de partager la couverture spéciale découvertes des Inrockuptibles pour la rentrée littéraire avant d’être récompensé du prix Interallié, le journaliste écrivain s’est rendu toutes les semaines pendant plusieurs mois au parloir d’une prison pour rencontrer Toumany Coulibaly – champion de France du 400 mètres et cambrioleur multirécidiviste. Les confidences de l’athlète voyou lui permettaient alors de mener une réflexion d’une rare ampleur sur la délinquance, l’enfermement et la récidive.
“Avec ces mecs-là, sur plein d’aspects, on est les mêmes”
Pour son troisième livre, Mathieu Palain a choisi de s’intéresser à ce qu’il perçoit comme un “angle mort” de la lutte contre les violences faites aux femmes. Car ces violences qu’on dit “faites” aux femmes ont bel et bien des auteurs, et ces auteurs sont des hommes. Lors de notre entretien, il explique que “le traitement médiatique des violences conjugales” est très peu fondé sur “le récit des auteurs”. C’est pour entendre la parole des bourreaux, ces hommes condamnés pour violences conjugales, que l’auteur est allé les rencontrer dans des groupes de parole, dans une Maison des femmes ou à des auditions judiciaires. En 2019, ces rencontres donnaient lieu à un podcast, Des hommes violents (France Culture), dont Nos pères, nos frères, nos amis complète ainsi l’enquête.
Aussi ignorant du profil de ces auteurs de violences que de l’ampleur statistique de ces dernières, le néophyte se faisait une image très stéréotypée des hommes violents. Il s’imaginait ainsi “une brute alcoolique et bas de plafond, qui frappe sa femme parce qu’elle a brûlé le gratin ou trop salé la soupe”. Mais les hommes qu’il a rencontrés se sont pourtant révélés “à des années-lumière” de ce portrait. Mathieu Palain nous confie même que ces condamnés ne sont pas si éloignés de lui, en ce qu’il est aussi “un homme hétéro qui a grandi dans les années 1990-2000, dans une éducation plutôt banale, donc assez genrée”. “Avec ces mecs-là, sur plein d’aspects, on est les mêmes” : c’est sûrement ce qui a rendu possible le dialogue.
Ce qui cloche chez eux
C’est aussi la raison pour laquelle le livre s’appelle Nos pères, nos frères, nos amis : “Le but, c’est de montrer que les violences concernent aussi des gens qu’on pense être des gens bien.” Et il est vrai qu’en écoutant ou en lisant les confidences de Jean-Luc, Kader, Azzedine, Franck ou Julien, c’est bel et bien la réalité de la banalité du mal de ces violences conjugales qui s’impose. Ce qui passionne Mathieu Palain, ce sont les explications individuelles – “Je dis explications, pas justifications”, précise-t-il à plusieurs reprises – que fournissent ces hommes en réponse à leur violence : la brutalité qu’ils sont nombreux à avoir eux-mêmes subie dans leur enfance, la prison où certains ont passé quelques mois ou quelques années, le modèle dysfonctionnel du couple parental. “On retrouve quasiment toujours le même schéma : en quatre ans d’enquête, je n’ai rencontré que des hommes et des femmes dont l’histoire est violente”, assène l’auteur. Selon lui, les violences subies dans l’enfance constitueraient même un point commun entre “l’auteur et la victime”.
Mais au fil des paroles rassemblées durant ces quatre années, et minutieusement retranscrites dans ce livre, la nature de “ce qui cloche” chez ces hommes violents se charge d’une dimension sociale et politique. La violence est toujours “plurifactorielle”, pour Palain. Les discours de ces hommes se rejoignent en effet dans une systématique victimisation. Le journaliste écrivain commente, désabusé : “Dans leur tête, ce sont eux les victimes.” Car, au-delà de la négation de la gravité des actes qu’ils ont commis – “Ça arrive à tout le monde de péter un câble”, trouvent-ils normal d’avancer – et du déni dans lequel ils commencent presque tous par s’enfermer – “La phrase ‘Je frappe ma femme’, je ne l’ai jamais entendue, aucun homme n’était capable de la formuler” –, Mathieu Palain souligne que le malaise n’est pas seulement individuel, mais aussi sociétal.
Des nostalgiques d’un temps depuis longtemps révolu
Il écrit ainsi avoir l’impression que ces hommes “sont nostalgiques d’une époque : quand leurs mères étaient des domestiques qui prenaient soin de leur mari et n’avaient aucune revendication”. Cette époque bénie des épouses dociles n’est pourtant pas celle qui précéderait le mouvement MeToo ; elle est bien plus ancienne, puisque selon l’un des hommes, c’est “depuis qu’elles ont le droit de voter, le droit de porter des minijupes, [qu’]on n’a plus aucun droit, nous, les hommes”. Un autre prend de la distance avec les faits qui l’ont conduit en prison : ce n’est pas lui le problème, mais le fait que “les femmes ont changé en mal”. Un troisième comprend les condamnations des auteurs de violences conjugales comme une “vengeance” fomentée par les femmes pour punir les hommes de siècles d’oppression.
Rappelons à ce titre que les condamnations pour violences sexistes et sexuelles demeurent l’exception plutôt que la règle. Du fait, d’abord, que peu de plaintes sont déposées ou enregistrées ou qu’elles sont issues de “mauvaises” auditions, notamment. Mis en ligne en janvier 2022 sur le site de la préfecture de police, un rapport intitulé “Diagnostic collaboratif sur l’accueil des femmes victimes de violences conjugales et/ou sexuelles et l’évaluation du danger dans trois commissariats de Paris et de la petite couronne”, conduit entre 2018 et 2019 par l’Observatoire régional des violences faites aux femmes du centre Hubertine-Auclert, soulignait que si “chaque année, en moyenne, 219 000 femmes sont victimes de violences conjugales physiques et/ou sexuelles en France par leur conjoint ou ex-conjoint”, c’est “moins d’une femme victime de [ces] violences sur cinq [qui] a déposé plainte”. De plus, “une fois au commissariat ou à la gendarmerie, les victimes renoncent à déposer plainte dans plus d’un cas sur deux”.
La prise en charge psychologique, une nécessité absolue
Cette enquête immersive n’a pas permis à Mathieu Palain de répondre à toutes les questions qu’il se posait. La plus brûlante d’entre elles – “Qu’est-ce qu’on en fait, de ces mecs ?” – reste difficile. Le temps passé auprès de ces hommes violents, jugés et condamnés par la justice, lui permet de mettre en avant que, quelles que soient leur origine sociale ou leur histoire personnelle, ils sont ces “paumés dans l’évolution de la société”, qui “ne comprennent pas que, tout à coup, on leur reproche des choses, alors qu’on ne reprochait rien à leurs pères”.
À ses yeux, l’enfermement ne serait pas une solution, compte tenu des taux de récidive constatés. S’il continue de se demander s’il est “vraiment possible de changer un mec de 50 ans qui s’est construit dans la violence”, la prise en charge psychologique reste pour lui un phare dans la nuit, le seul moyen de briser le cycle de la violence. “Si on les laisse dans leur coin, ils récidivent.” Dans le cadre des groupes de parole, le journaliste constate que “certains finissent par exprimer un changement, des regrets” – même si “ce n’est clairement pas la majorité”. Mathieu Palain travaille déjà sur son prochain livre, un roman qu’il dit “très fortement inspiré d’une histoire vraie, celle d’une femme et de son fils, tous deux traversés par la violence”.
Nos pères, nos frères, nos amis. Dans la tête des hommes violents de Mathieu Palain (Les Arènes), 252 p., 20 €. En librairie.
{"type":"Banniere-Basse"}