Le chercheur Pierre Rosanvallon veut rendre la parole à ceux qui restent invisibles aux yeux des institutions et des médias en lançant une collection de livres et un site internet participatif, raconterlavie.fr.
En 1977, Michel Foucault publiait un article, resté célèbre dans le paysage intellectuel, « La vie des hommes infâmes », préface d’un livre – jamais paru – qui aurait archivé des récits de vies d’individus sans réputation, exclus de l’espace social et politique, maintenus dans l’invisibilité par les pouvoirs étatiques et médiatiques.
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Il s’agissait pour l’auteur de Surveiller et punir d’une “anthologie d’existences”, “infimes et singulières”, reléguées aux oubliettes. Consigner les traces de ces modes d’existence effacés, collecter les “archives de l’infamie”, travail prolongé depuis par le collectif de chercheurs foucaldiens Maurice Florence.
Ce geste de révélation, occulté dans les espaces sociaux dominants, est réapparu dans le champ des sciences sociales et dans le champ culturel depuis au moins une vingtaine d’années : les vies périphériques intéressent de plus en plus de romanciers, cinéastes, artistes et sociologues, selon des modalités et des dispositifs divers de captation de voix minoritaires. Des livres collectifs aussi importants que La Misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu (1993), ou La France invisible dirigé par Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (2006) ont, entre autres, réactivé ces questions d’invisibilité et de domination sociale.
Pour autant, et par-delà ces efforts disséminés pour faire entendre ces voix marginalisées, comment ne pas admettre que le désenchantement actuel se nourrit d’un défaut persistant d’écoute et de connaissance des laissés-pour-compte ? “Le pays ne se sent pas représenté.” C’est le postulat que dresse l’historien Pierre Rosanvallon pour justifier son nouveau projet éditorial : le lancement de Raconter la vie, une collection de courts récits (80 pages), pas chers (5,90 euros), écrits par des chercheurs, journalistes ou citoyens anonymes.
“Une impression d’abandon exaspère et déprime aujourd’hui de nombreux Français ; ils se trouvent oubliés, incompris ; ils se sentent exclus du monde légal, celui des gouvernants, des institutions et des médias”, souligne Rosanvallon.
La démocratie est, selon lui, « minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires, par le dédain des vies jugées sans relief, par l’absence de reconnaissance des initiatives laissées dans l’ombre ». D’où les désillusions amères, les acrimonies quotidiennes, les protestations diffuses contre l’impuissance politique, mais aussi contre l’idée, parfois biaisée, souvent pourrie, que l’on se fait de cette réelle impuissance, et qui autoriserait les pires excès.
Les gens normaux ont tout d’exceptionnel
Que faire alors contre cette crise de la représentation ? Peut-être déjà, au minimum, prendre acte d’un manque, accepter le principe de reconnaissance de cette frustration. “L’aspiration à une société plus juste est inséparable aujourd’hui d’une attente de reconnaissance”, précise Rosanvallon, en rappelant cette évidence : “Des vies non racontées sont de fait des vies diminuées, niées, implicitement méprisées.” La (re)connaissance est la condition de la fin du mépris.
Eh bien, racontons, Les gens normaux ont tout d’exceptionnel dès lors que l’on s’intéresse au “grain” de leur vie, à la matière, brute et sensible, qui enveloppe leur quotidien autant que leur imaginaire, au travail, à la maison, dans l’espace public, dans les plis secrets de leur intimité. Faire de la politique, au sens premier, ce n’est pas beaucoup plus que cela : c’est d’abord saisir ce qui agite les individus à travers un effort de représentation de leurs affects et de leurs aspirations.
Pour tenter d’y répondre ensuite, dans un geste partagé de transformation sociale. C’est ce “grain” qui vibre dans la collection Raconter la vie, bien plus que les indices statistiques des études d’opinion qui ne peuvent révéler les profondeurs secrètes des existences. Les catégories figées de classification ne permettent plus beaucoup d’éclairer les nouvelles réalités du monde social.
Un chauffeur-livreur sous la pression des rythmes de livraison et la disparition de la convivialité (Eve Charrin La Course ou la Ville), un jeune travailleur précaire de la banlieue lyonnaise, passant d’un entrepôt à un autre au gré du marché… : autant de nouveaux visages du monde ouvrier, ici captés. Un individu peut aussi revendiquer plusieurs identités sociales superposées, comme cette inspectrice des impôts, éleveuse de chats à ses heures perdues : une femme autant dans le contrôle que dans le soin, “diptyque des temps modernes”, observe le philosophe Guillaume le Blanc (La Femme aux chats).
“Le roman vrai de la société d’aujourd’hui”
Le projet Raconter la vie invite à diversifier les types de récits ; les écritures se veulent autant celles de chercheurs et penseurs (Sébastien Balibar, Guillaume le Blanc…) que de romanciers reconnus (Annie Ernaux…), de journalistes (Eve Charrin…) ou de citoyens relatant leurs propres expériences sur un site dédié et participatif, raconterlavie.fr, “le roman vrai de la société d’aujourd’hui”.
Il n’y a pas ici de hiérarchie entre les modes d’écriture ; l’histoire présente s’écrit à parts égales. Un témoignage personnel et sensible vaut autant qu’une réflexion distanciée et articulée, à partir de ce principe proclamé : nous connaissant si mal les uns les autres, tous les élans sont utiles pour surmonter un manque de clairvoyance généralisé. La perception de la société par elle-même bute encore et toujours sur des mécanismes d’occultation pernicieux, politiques, qui ont à voir en partie avec un aveuglement des élites.
Ce n’est pas qu’on ne veut pas voir, c’est qu’on ne sait pas voir. « La crise de la représentation est simultanément une crise de compréhension de cette société : celle-ci est devenue illisible, introuvable à ses propres yeux, comme à ceux de l’observateur », souligne Rosanvallon dans son livre-manifeste Le Parlement des invisibles. Or, la connaissance d’autrui reste le socle d’une société plus juste. « La fabrication d’un monde commun exige qu’existe une forme d’intercompréhension entre ses membres. » C’est en quoi l’invisibilité se fonde non seulement sur la relégation, l’oubli, la négligence, mais aussi sur l’illisibilité. Raconter la vie, c’est vouloir réparer ces deux manques simultanément.
Cette ambition à deux niveaux correspond à ce que Rosanvallon appelle “un retour progressiste au réel”, soit une manière de reconsidérer le réel à l’horizon de sa vérité objective et potentiellement émancipatrice. Une manière de ne pas laisser le monopole du réel aux conservateurs, dont les idées régressives se rattachent à une supposée attention à la vraie vie. Le réel a bon dos, trop souvent. Les populismes en vogue en font un usage tellement cynique que rien ne semble pouvoir entraver leurs triomphes annoncés. “La tentation est forte pour les citoyens de se laisser séduire par les mouvements antipolitiques et populistes qui prétendent être, eux, les authentiques porte-parole des sans-grade et les véritables défenseurs de la dignité bafouée.”
L’écart qui se creuse entre le peuple invisible et le peuple figé d’un bloc électoral doit donc être comblé par des espaces de parole et d’intervention renouvelés, estimait déjà Pierre Rosanvallon dans ses anciens essais (La Contre-Démocratie, La Légitimité démocratique…).
Voix critiques
Consigner ces expériences, singulières, sur internet et dans des livres, suffira-t-il à combler cet écart ? Il serait naïf de le croire, à moins qu’un vrai effet d’accumulation de récits ne produise un diagnostic exhaustif de la société. Il serait aussi naïf de conférer à la collection Raconter la vie l’exclusivité d’un geste politique, dont beaucoup d’auteurs et créateurs pourraient revendiquer l’intention dans leur espace de réflexion. Ce pari prend, en outre, le risque d’un éparpillement de récits, pas forcément significatifs et plus proches de l’anecdote individuelle que du récit proprement politique. Sans cadre méthodologique posé, la collection pourrait buter sur un effet de dilution de paroles isolées.
Déjà, des voix critiques se sont fait entendre, comme celle de Christian Salmon, estimant que “l’injonction au récit vient parachever le projet néolibéral de transformer les individus en performeurs de leur propre histoire”. Pour lui, Raconter la vie aurait le défaut, paradoxalement, de se soumettre à “l’air du temps”, c’est-à-dire de vouloir “lutter contre la crise démocratique et l’essor du FN en mobilisant la même catégorie, le même fantasme des invisibles”.
Si Salmon a raison de poser les limites du concept de “majorité silencieuse”, dont on connaît l’usage qu’en font les populistes, il reste patent que l’invisibilité tient moins du fantasme que d’un réel souci démocratique. On peut discuter de savoir comment la société doit travailler collectivement sur cette question, ce qu’il faut en tirer comme enseignement sur les défauts de l’offre politique et médiatique, de l’organisation du débat public, de l’attention générale portée aux voix étouffées…
Mais on ne peut occulter que l’attention à nos concitoyens, autant qu’à nous-mêmes, forme un enjeu politique central aujourd’hui, sans lequel aucun progrès social ne pourra plus voir le jour. Ce n’est que sous condition du “savoir” que le “faire” est possible. Alors, racontons, écoutons, et agissons, à la hauteur des voix basses, des murmures de la colère sourde.
Pierre Rosanvallon Le Parlement des invisibles ; Anonyme Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui ; Sébastien Balibar Chercheur au quotidien ; Guillaume le Blanc La Femme aux chats Eve Charrin La Course ou la Ville. Et aussi, à paraître en avril Annie Ernaux Regarde les lumières mon amour ; Jules Naudet Grand patron, fils d’ouvrier ; Rachid Santaki Business dans la cité (Seuil), 80 pages chacun, 5,90 € (2,99 € en ebook),
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