Dans son nouvel essai, Tristan Garcia interroge brillamment une idée fixe contemporaine : vivre intensément. Une réflexion lucide sur un idéal éthique.
Comme on parle de l’intensité lumineuse, on pourrait surtout parler de l’intensité venimeuse, puisqu’elle est le nom de ce venin que la norme sociale injecte dans nos corps et nos esprits.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Partant du constat que “sans cesse des intensités nous sont promises”, l’écrivain et philosophe Tristan Garcia perçoit cette intensité comme une “obsession moderne”.
Engagement exalté
Le seul principe qui vaut dans nos vies tient à la question de savoir si on a vécu “à fond”, selon les règles de la foi fervente, de l’engagement exalté, de l’amour décuplé ou de la performance inégalée.
Ces excitations fétichisées nous extraient de la monotonie et de la dévitalisation des sens qui nous guettent et nous horrifient.
Notre seul vrai péché
“Ce à quoi nous croyons, c’est à l’intensification de ce qui est déjà”, écrit l’auteur. “L’intensification du monde, l’intensification de notre vie. Voilà la grande idée moderne.” Manquer d’intensité serait notre seul vrai péché.
“On peut avoir été médiocrement flamboyant. Mieux vaut avoir été médiocre avec flamboyance”, souligne Tristan Garcia, en rappelant que le libertin du XVIIIe siècle, le romantique du XIXe, l’adolescent et le rockeur du XXe forment les figures archétypales successives de cet idéal de la vie “électrique”.
Conjurer la peur de la tiédeur
Nous partageons tous cet idéal éthique aujourd’hui, car si on ne s’accorde peut-être pas sur ce qu’il faut vivre, on s’entend sur la façon de vivre : intensément. “Le tout n’est plus tant d’être un homme intense, mais d’être intensément l’homme que l’on est. Voilà le tour démocratique pris par le terme.”
Obsédé par ce principe, l’homme moderne s’invente ainsi des ruses pour conjurer la peur de la tiédeur et de la débandade : il varie et module ses expériences, il presse le pas et accélère le rythme pour ne pas se lasser, il sacralise l’épreuve des premières fois.
“L’impasse éthique de la modernité”
Mais ce que Garcia perçoit avec intelligence, c’est que cette intensité est elle-même condamnée à une “augmentation hyperbolique”. Comment soutenir en nous-mêmes l’hystérisation de cette exigence ? “Plus on est intensément, moins on parvient à l’être : c’est l’impasse éthique de la modernité.”
La meilleure façon de rester fidèle à l’intensité de la vie, et de résister à ce dilemme impossible, ce serait de ne pas en faire un principe absolu. La vie éthique, selon Garcia, est une vie capable de ne pas se livrer à son intensité autant que de ne pas chercher à s’en délivrer.
Lumineux
“On ne se sent vraiment vivre qu’à l’épreuve d’une pensée qui résiste à la vie et on ne se sent vraiment penser qu’à l’épreuve d’une vie qui résiste à la pensée”, observe-t-il au fil d’une réflexion sur la tension entre ce qui nous meut et ce qui nous éclaire. Sachant que “ce que peut le mieux une vie”, c’est de “travailler à soutenir en elle ce sentiment qui la rend vive”.
Lumineux de bout en bout, porté par une écriture précise au plus près de ses affects et de ses concepts, ce livre saisit pleinement l’idée d’intensité, en en dévoilant les ressorts autant qu’en se protégeant de ses ressacs. Chez Tristan Garcia, la vie intense n’existe qu’à la mesure de l’écriture qui la réfléchit, puissamment.
La Vie intense – Une obsession moderne (Autrement), 202 pages, 15 €
{"type":"Banniere-Basse"}