Sociologue, après avoir été mannequin, Ashley Mears dévoile les règles de savoir-mal-vivre des élites financières mondiales dans une grande enquête ethnographique, “Very Important People”. Une plongée sidérante dans les circuits opaques des nuits dans les clubs du monde entier, où des filles et des banquiers s’enivrent avec ostentation et indécence.
Elle a beau être sociologue, professeure à l’université de Boston dans le département d’études sur les femmes, le genre et la sexualité, Ashley Mears ne peut occulter, sans l’exhiber fièrement pour autant, son statut d’ex-mannequin qu’elle fut durant plusieurs années, avant de s’ouvrir à la sociologie du travail et de la mode.
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Sa silhouette gracieuse et élégante, proche d’un modèle aussi subtil que celui d’Audrey Hepburn, lui a permis, en lui en ouvrant naturellement les portes, de dévoiler les visages d’un monde social invisibilisé : le milieu de la jet-set et ses pratiques festives délirantes, où les mannequins de moins de 20 ans font office de bêtes de cirque censées exciter, par leur seule présence, des mâles épuisés par leurs métiers dans la finance et dans la tech, et qui veulent décompresser dans des rituels d’exhibition et de dilapidation des richesses (“work hard, play hard” telle est leur devise).
Reportage en terrain connu
Une scène décisive de l’indécence de notre époque, qu’Ashley Mears a pu décrire en partie grâce à son “capital” physique, plongée au cœur d’un jeu plein “d’expériences incroyables dans des fêtes extravagantes peuplées de mannequins aux formes sublimes éclairées par les fontaines lumineuses couronnant les bouteilles de champagne de luxe qu’on ne cesse de nous servir”.
Elle reconnaît que son travail ethnographique au cœur des soirées de la jet set, de Miami à Saint-Tropez, des Hamptons à Saint‐Barthélemy, ne fut possible que parce qu’elle possédait une sorte de “crédibilité” ajustée aux codes de la nuit et de la beauté. “J’avais l’air plus jeune que mon âge et, ancienne mannequin, je pouvais passer pour suffisamment jolie, même si j’étais certainement plus inhibée, plus sobre et moins désirable que les autres filles”, admet-elle.
Au fil de son observation participante, elle a découvert l’organisation d’un monde social régi par des règles précises, bien qu’aspiré par le vide absolu. Consignant ses observations sur son téléphone portable dans le mouvement même de la fête (“tout le monde est sur son portable, donc je ne pouvais pas être suspectée d’écrire sur mes camarades de jeu”, constate-t-elle), elle a pu ainsi accumuler des idées sur un théâtre social, dont elle avoue qu’il l’a autant écœurée qu’enivrée. “C’est vrai que j’ai été, durant cette expérience, soumise à une sorte de confusion de sentiments : d’un côté le plaisir d’avoir accès à ce monde exclusif de richesse et de beauté, l’effervescence de la fête, et de l’autre la répulsion qu’il m’inspire.”
L’effervescence se comprend lorsqu’on passe la nuit à boire des bouteilles de Dom Pérignon qu’un riche banquier vous offre à l’envi, au bord d’une piscine à Miami dans une ambiance électrique. La répulsion se comprend tout autant lorsqu’on mesure l’indécence et l’absurdité de cette consommation ostentatoire, de la mise en scène d’un trop-plein que rien n’explique en-dehors de la perte de sens commun. Autant que les douches de champagne, c’est la mise en scène de la dépense improductive et le gaspillage ritualisé que l’on vomit ici. Même si, rappelle la sociologue, l’on sait depuis Georges Bataille que la consommation et le gaspillage sont des principes d’organisation de l’économie mondiale et que “toute société doit trouver le moyen de détruire son excédent sous une forme ritualisée”.
Discerner la laideur
“Ce qui m’intéressait en fréquentant le circuit nocturne cosmopolite des very important people, c’était de comprendre ce qu’ils font de leurs revenus sans cesse plus abondants et ce qui les motive à jeter tout cet argent par les fenêtres”, remarque-t-elle. En vraie sociologue, attentive aux rituels, aux modes d’échange d’un système économique auto-organisé, Ashley Mears cartographie des fonctions sociales jusque-là méconnues, telles celles occupées par les “promoteurs”, des entrepreneurs indépendants, qui touchent des commissions de la part des patrons de boîtes de nuit pour leur capacité à faire venir des filles le soir. Des “filles” (des jeunes femmes débutant dans le mannequinat, ou bien des étudiantes) qui ne sont pas payées. Ashley Mears insiste là-dessus : “c’est un travail gratuit ; la valeur des filles tient à ce qu’on ne les paie pas”.
Ancrés dans l’éthique du capitalisme financier du XXIe siècle et des élites déconnectées qui le portent, ces rituels de dépense compétitive reposent sur un travail organisationnel “qui dépend très fortement du labeur en coulisses de femmes vulnérables et d’hommes marginalisés”. C’est le grand mérite d’Ashley Mears de nous révéler le cauchemar de ces fêtes écœurantes, dans lesquelles elle aurait pu se perdre si son acuité analytique n’avait su résister aux douches de champagne et aux petits matins groggy.
Ashley Mears, Very Important People, argent, gloire et beauté, enquête au cœur de la jet-set (La Découverte, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, collection L’envers des faits, 370 p, 25 euros)
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