Enfin réédité, “Une Révolution intérieure” de la féministe américaine Gloria Steinem, fait de l’estime de soi une affaire politique, et de l’intime la base de tous les changements sociétaux.
Une Révolution intérieure, traduit en français quelques années après sa parution aux États-Unis (1991), était devenu introuvable. Si on cherchait à le commander sur Internet, on tombait sur des images de la mise en page de l’époque : la photographie en noir et blanc d’une jeune femme le regard perdu, installée près d’un cours d’eau sous un saule pleureur.
Écrit par Gloria Steinem, une des figures majeures du féminisme américain, il avait été vidé de son ancrage politique. On le présentait comme un ouvrage de seconde zone destiné à un lectorat de quelques femmes mélancoliques, le style développement personnel lambda qu’on a un peu honte d’acheter parce qu’on affiche nos faiblesses à la caisse de la librairie. Comme si la question du bien-être n’était pas une affaire sérieuse, collective, qui concerne à la fois les femmes et les hommes. Comme si vouloir se sentir bien dans sa peau, c’était un truc un peu nul et pas lié pour un sou au monde qui nous entoure, à ses structures, comme si c’était un truc totalement apolitique.
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Le bien-être est politique
Gloria Steinem considère les choses différemment. La nouvelle publication de son texte, couverture violet-presque-fluo et logo poing dressé, l’inscrit sans ambiguïté dans le combat féministe. Pour elle, le manque d’estime de soi n’est pas qu’une donnée psychologique circonscrite aux aléas des vies individuelles, mais aussi l’effet global d’une domination. Le combattre est un levier d’action : “Une première étape serait de reconnaître que notre système éducatif réprime l’estime de soi en considérant les élèves comme des réceptacles vides, sans voir toute la sagesse qui les habite déjà”. Steinem considère que le patriarcat est un problème d’ensemble, une logique générale de division et d’abus, à l’intérieur de laquelle elle cherche à retrouver le liant. De la perte de connexion avec la nature et le spirituel, aux attitudes du corps prescrites et surveillées, l’examen du modèle universel par Steinem défend les notions d’interdépendance, de réciprocité et de cycle.
Ce n’est pas seulement un livre militant. C’est un outil concret et pragmatique pour une exploration personnelle et sociale. Elle passe en revue une série de récits, dont certains issus de son expérience propre (le travail, l’amour, l’engament), et analyse de façon systématique les différentes façons dont les structures de la société se répercutent sur nos structures mentales, en identifie les points de sabotage. L’éducation genrée qui encense la petite fille “si elle revêt une attitude docile et souriante qu’elle ne ressent pas”, glorifie le petit garçon “s’il exhibe une supériorité qu’il sait être imaginaire”, et l’humilie s’il montre sa vulnérabilité.
Une préface signée Mona Chollet
Mona Chollet signe la préface et s’inscrit dans la filiation de ce texte dont les passages consacrés à la distinction entre romance et amour ont été, dit-elle, une révélation : “Personne, à ma connaissance, ne s’est jamais penché sur nos vies de cette façon, avec cette perspicacité et cette générosité, en nous considérant indissociablement dans nos dimensions de personnes privées et de sujets politiques”. En effet, en comparant Les Hauts de Hurlevent à Jane Eyre (respectivement de Emily et Charlotte Brontë), Gloria Steinem démontre comment notre idée du romantisme est en réalité la manifestation d’une mutilation : “Nous faisons l’amour avec le reste de nous-même”. L’obligation de tenir son rôle patriarcal conduisant chaque sexe à renoncer à la totalité de ce qui le constitue :“Plus une culture est patriarcale et polarisée entre les genres, plus elle a un insatiable besoin de romance. Ces mythes incarnent notre désir de complétude”. Steinem voit en Catherine et Heathcliff l’archétype de la romance, chacun cherchant en l’autre les parts réprimées de lui-même dans une addiction mortifère, et repère a contrario dans le lien de Rochester et Jane Eyre ce que peut être l’amour : “deux êtres uniques qui agissent avec tendresse l’un envers l’autre”.
Une Révolution intérieure – Renforcer l’estime de soi de Gloria Steinem chez HarpersCollins. Nouvelle traduction de l’anglais (États-Unis) par Juliette Bourdin. Préface inédite de Mona Chollet. 576 p, 21,90 E. En librairie.
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