Emancipation du monde ouvrier, fin du colonialisme, montée du féminisme ou révolte lors des printemps arabes : à chaque fois le football était présent. Le journaliste indépendant Mickaël Correia raconte une autre histoire du football, celle d’en-bas, aussi populaire que passionnante dans un livre qui l’est tout autant. Interview.
De l’Angleterre à la Palestine, de l’Allemagne au Mexique, du Brésil à l’Egypte, de la France à l’Afrique du Sud, Une histoire populaire du football raconte une autre histoire du ballon rond, depuis ses origines jusqu’à nos jours. Le football ne se résume pas au foot-business : depuis plus d’un siècle, il a été un puissant instrument d’émancipation pour les ouvriers, les féministes, les militants anticolonialistes, les jeunes des quartiers populaires et les contestataires du monde entier.
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Le journaliste indépendant Mickaël Correia retrace le destin de celles et ceux qui, pratiquant ce sport populaire au quotidien, en professionnels ou en amateurs, ont trop longtemps été éclipsés par les équipes stars et les légendes dorées.
Prenant à contre-pied les clichés sur les supporters de foot, il raconte aussi l’étonnante histoire des contre-cultures footballistiques nées après la Seconde Guerre mondiale, des hooligans anglais jusqu’aux ultras qui ont joué un rôle central dans les printemps arabes de 2011. En proposant une histoire “par en bas”, en s’attachant à donner la parole à tous les protagonistes de cette épopée, l’auteur rappelle que le football peut être aussi généreux que subversif.
Pourquoi avez-vous choisi de retracer une “histoire populaire du football” ?
Mickaël Correia – Pour deux raisons. Je suis parti de quelque chose qu’on connaît tous : le football en tant que culture de masse, d’industrie du divertissement gérée par la Fifa, qui brasse des milliards d’euros, sur lequel il peut y avoir des critiques plus ou moins acerbes. En parallèle, ce qui est malgré tout étonnant, c’est que ce football business garde un pouvoir attractif assez dingue. Chaque week-end, des millions de joueuses et joueurs tapent dans un ballon, dans les clubs ou dans la rue. Dans les tribunes ou devant la tété, il y a des milliers de personnes qui suivent leur équipe.
A partir de tout ça, j’ai identifié l’existence d’un autre football, plus populaire mais aussi plus sous-terrain et, in fine, méconnu. Il y avait une histoire du football par en bas à retracer. Le mot “populaire” n’est pas anodin. C’est ce qui émane du peuple, en opposition à l’élite. Et c’est ce qui touche le plus grand nombre. J’ai donc cherché à montrer comment le football a été et reste un creuset de résistance à travers l’histoire. Ce fut un très bel outil d’émancipation dans de nombreuses sphères sociales différentes : les ouvriers au début du XXe siècle, les féministes dans les années 1970, les militants anticolonialistes, les Palestiniens. On pourrait citer de nombreux exemples…
Ces deux restent intimement liés comme lorsque l’on voit que l’état de santé du joueur du PSG Neymar, passionne autant les médias que les supporters ?
Ces deux mondes ne sont pas étanches en effet, ils communiquent sans arrêt. Mais ce sont souvent des phénomènes de récupération et d’accaparement. C’est aussi vieux que le football. Ce sport tel que nous le connaissons aujourd’hui est né au XIXe siècle dans les public schools en Angleterre, les écoles privées victoriennes de l’époque. La plus connue c’est Eton, où la prince Harry a fait sa scolarité, comme à peu près toute l’élite aristocratique britannique.
Au XVIIIe et XIXe siècle, les élèves de ces écoles vont jouer aux jeux qu’ils voient dehors : des jeux populaires de ballon qui se pratiquent depuis Moyen-âge en Angleterre. Ces occupations sont déjà politiques en quelque sorte car dans les campagnes elles servaient à maintenir un certain niveau de cohésion sociale paysanne. Un “vivre-ensemble” fait d’entraide et de solidarité. Ces jeux étaient donc très ritualisés. Si on gagnait, c’est que notre communauté était en bonne santé.
Au XVIIe siècle, il y a eu de nombreuses émeutes liées à une vague de privatisation des terres. On a appelé ça le mouvement des enclosures que Karl Marx a analysé comme l’une des étapes fondatrices du capitalisme industriel : c’est la bourgeoisie qui va privatiser ces terres. Pour contrer cela, les paysans vont organiser la lutte grâce à des parties de football ! Il faut savoir qu’à l’époque c’était du football sauvage : à plusieurs centaines sur le terrain, sans véritables règles. Les paysans vont donc profiter de ces événements pour arracher les clôtures des champs et ralentir ces accaparements des terres.
Cette pratique va ensuite petit à petit ce standardiser dans les public schools. Les maîtres vont observer cette jeune bourgeoisie s’adonner à ce jeu violent et vont donc chercher à l’encadrer. Une sorte d’opportunisme pédagogique où ils vont se dire : “Si l’on codifie ce jeu, cela peut leur inculquer de bonnes valeurs”. Ces mêmes valeurs qui seront nécessaire lors de la révolution industrielle anglaise : l’esprit d’initiative, de compétition, l’obéissance au chef, etc.
C’est à cette époque que sont établies les premières règles du football telles qu’on les connaît aujourd’hui ?
Au début, chaque école a eu son “jeu” de football. A Eton, on avait parfois le droit de prendre le ballon avec la main par exemple. Le rugby, vient d’une école sise dans la ville éponyme, Rugby. A l’université, ces élèves-là se sont retrouvés dans les mêmes universités et ont voulu organiser des tournois pour se départager. Mais comme chacun avait ses propres règles, ils ont commencé à unifier et codifier le jeu, en 1863, autour de 17 grandes lois.
Le fait qu’il y ait si peu de règles a-t-il contribué à la popularité du football et à sa diffusion dans le reste de l’Europe ?
Tout à fait. Le football a commencé par se développer dans le reste de l’Angleterre. Les élèves de ces grandes écoles sont devenus des grands patrons d’industrie et ils ont commencé à diffuser les règles du football parmi leurs ouvriers. Avec toujours cette idée de leur inculquer des valeurs. Mais cette fois, il s’agissait de la division du travail. A l’usine comme sur un terrain de foot, la logique devient : “Chacun à son poste”. Sans oublier le respect de l’autorité, etc. Mais cette fois, cela va se retourner contre eux.
Comment cela ?
Les ouvriers vont, petit à petit, s’accaparer la pratique sportive. On commence par leur apprendre à jouer au football le samedi après-midi ; le plaisir du jeu va apparaître progressivement. Car à l’origine, le but du patron est clair : à la sortie de l’usine il ne fallait pas que ces ouvriers aillent boire dans les bars ou décident de s’organiser en syndicats. Le football a d’abord servi comme un moyen de contrôle social.
Les grands patrons seront les premiers à financer les premiers grands clubs de football en Angleterre. Il n’y a vraiment rien de nouveau par rapport à ce que l’on voit aujourd’hui. Les ouvriers vont apprendre le football à l’usine, vont vivre le match de l’équipe de leur usine. Petit à petit, cela va créer de nouvelles sociabilités : ils vont jouer le samedi entre eux puis se retrouver le dimanche au stade pour voir le match de leur équipe. A côté, le patron va commencer à payer des ouvriers pour jouer, ce sera le début de la professionnalisation. Tout cela va faire figure de terreau d’une “culture ouvrière”. Le lundi, on va parler football, du gamin qu’on connaît et de ses exploits de la veille sur le terrain. Cela va participer à créer une conscience de classe dans le monde ouvrier, un sentiment de fierté et d’appartenance à un même quartier.
N’y a-t-il pas eu, des années plus tard, un nouveau “retournement” ? Les cas de “subversion” dans le football semblent bien rares de nos jours…
Je pense plutôt que cela prend différentes formes désormais. Dans le champ des supporters, il y a quelque chose qui se passe depuis maintenant plusieurs années et auquel je consacre un chapitre entier dans mon livre. Il y a une histoire qui n’est pas beaucoup racontée : lors des printemps arabes en 2011, puis en Turquie en 2013, ceux qu’on appelle les ultras – des petits groupes de supporters radicaux et indépendants vis à vis du club et du pouvoir en général – ont réussi à échapper aux régimes autoritaires en place à l’époque.
Ces groupes-là, qui ont pris la répression policière en pleine face, affichent naturellement une dimension anti-autoritaire. Du coup, ils ont été les premiers à contester les interventions du régime, les interventions armées de la police au moment des printemps arabes. Notamment en Egypte, où le premier slogan anti-Moubarak va être entendu dans un stade.
Où ça ?
Au stade Borg Al Arab qui est celui du club d’Al Ahly. Quand la révolution de 2011 éclate, ce groupe de supporters va devenir le bras armé du mouvement révolutionnaire égyptien. Les premiers groupes d’ultras ont débarqué au milieu des années 2000 en Afrique du Nord. Très vite, ils ont élaboré des pratiques d’auto-défense face à la police ; ils savent très bien comment agir face à un pouvoir autoritaire, comme alors en Egypte. Ils vont apporter leur savoir-faire à l’ensemble du mouvement social égyptien. Lors de l’occupation de la place Tahrir ce sont eux qui vont la défendre face à l’armée.
Concernant les supporters, tu évoques dans le livre des “coopératives” en Angleterre, de quoi s’agit-il ?
Dans la fin des années 1990, le football anglais est alors en pleine expansion économique. Face à ça, certains supporters tentent de racheter des parts de leur club pour garder voix au chapitre. Cela participe à la même dynamique de ces supporters du club de Manchester United qui, pour protester contre l’augmentation des tarifs en tribune, on créé leur propre club, un “protest club”, le FC Manchester.
En France, il existe plusieurs associations comme A la nantaise ou Socios de Marseille qui essaient, en se cotisant ou en passant par le crowdfunding, d’obtenir une voix au conseil d’administration de leur club. C’est une vraie position de syndicaliste à mes yeux, pour revendiquer leurs droits, négocier des billets moins chers, de pouvoir faire entrer des banderoles ou des fumigènes.
Vous évoquez de l’autre côté le directeur marketing du FC Barcelone qui compare le club à Disney Land. C’est pourtant un des rares clubs détenu par ses socios. N’est-ce pas paradoxal ?
Ce phénomène n’est finalement qu’un cas très particulier, qu’on observe seulement dans quelques clubs espagnols et portugais. Les socios peuvent participer à certaines élections comme le vote de désignation du président et deux ou trois autres moments. C’est mieux qu’un club lambda mais on est bien loin de la démocratie à l’horizontale ou l’autogestion. Ils ont un pouvoir, c’est vrai. Mais les grandes lignes directrices, la politique du club, ils n’y auront pas accès.
Ce qui est incroyable avec le cas du FC Barcelone, c’est que malgré ça, on l’a vu sur la question de la Catalogne récemment, le club a toujours été un des porte-voix des revendications indépendantistes. Dès le début de l’histoire du club, de ses joueurs. Je me rappelle de Johan Cruyff qui va soutenir publiquement des prisonniers politiques. Pendant la dictature franquiste, le FC Barcelone et son stade, le Nou Camp, resteront l’un des rares lieux de “résistance culturelle”. Enfin, il y a aussi tout l’imaginaire que le club représente en Palestine.
En Palestine ?
C’est incroyable, tous les gens dans la rue, tous les gamins en Palestine, à Gaza, ont un maillot du Barça. L’image que renvoie le FC Barcelone, à savoir la cause indépendantiste qui rivalise avec le pouvoir central représenté par le Real Madrid, va entrer en résonance avec le conflit israélo-palestinien. L’un des premiers grands mouvements de contestation populaire contre le Hamas dans la Bande de Gaza a eu lieu lorsque le mouvement politique a appelé au boycott du FC Barcelone. Le Hamas reprochait au club d’avoir invité le soldat Gilad Shalit à venir voir un match en tribune. Le peuple de Gaza va se révolter contre cette décision et tous les gens vont regarder le match. C’est dire la portée politique de la chose.
Quels sont les grands points d’inflexion concernant l’histoire populaire du football que vous avez pu relever au cours de vos recherches ?
L’accaparement du football par le monde ouvrier à la fin du XIXe siècle est un premier point d’inflexion incontestable. Puis de la fin du XIXe au XXe siècle, le football va s’étendre. L’extension de l’empire britannique va permettre au football de se diffuser dans le monde entier. On va assister à une véritable appropriation du football dans les colonies au cours des années 1930 à 1950. Les colonisés vont donner un nouveau sens au football européen.
Un nouveau sens ?
Ils vont piocher dans la culture populaire comme je l’explique dans le livre avec cette incroyable histoire du dribble. C’est à cette époque que ce geste si populaire est devenu essentiel. Son origine est très simple : les Noirs, sur les terrains de foot brésiliens se faisaient “agresser” par les Blancs lors de matchs organisés. L’arbitre n’osait bien entendu jamais siffler et c’est ainsi que le dribble, au sens de l’esquive du coup, est né.
Il y a-t-il un événement caractéristique ou déclencheur de cette professionnalisation du football à laquelle on assiste de nos jours ?
Il y a deux périodes : le début du XXe siècle puis les années 1970. Au début du siècle, les ouvriers qui étaient embauchés en tant que footballeur vont commencer à recevoir une petite compensation. Mais petit à petit, c’est devenu un vrai boulot. Ils vont commencer à se dire que c’est un travail comme un autre, vont commencer à avoir des revendications salariales. C’est dans ce contexte que naît le premier syndicat de footballeur en 1907 dans un contexte très particulier. C’est à Manchester, grosse cité cotonnière et industrielle de l’époque. Ça bouillonne socialement, il y a dans l’air un climat révolutionnaire qui flotte. Les joueurs en étaient imprégnés et c’est finalement logique qu’ils aient monté ce premier syndicat. Ils avaient une vraie revendication, celle de dire : “On veut un contrat professionnel, on veut s’assumer et montrer que le footballeur est un travailleur comme un autre.”
Puis dans les années 1960-1970, ça va être le début des grands mouvements de joueurs en Europe. Avant cette période, même s’ils avaient des contrats, ils restaient particulièrement précaires. Un joueur acheté par un club n’avait aucun mot à dire. Même un illustre joueur de l’époque comme Raymond Kopa, l’immigré polonais modèle, taiseux, sorti de la mine et devenu un des plus grands joueurs de l’époque, va créer un énorme scandale en 1961 quand il va critiquer publiquement son contrat. Ce sera une grande période de lutte avec, en aboutissement, la création du premier syndicat français, l’UNFP en 1961, fondé par Just Fontaine et
Eugène N’Jo Léa.
Enfin il y a l’arrêt Bosman, en 1995, qui reste fondamental. Jean-Marc Bosman était un joueur plutôt anonyme qui jouait au RFC Liège et qui voulait rejoindre l’USL Dunkerque. Il revendiquait son droit, qui est normal au fond, de libre circulation. La CJCE (Cour de justice de l’Union européenne) lui a donné raison et, rapidement, le football business a su retourner cette jurisprudence pour changer à jamais la face du football : les transferts et le fameux mercato ont été complètement chamboulés après ça. En Angleterre, on voit maintenant des équipes sans aucun joueur local. Cette décision a internationalisé et déconnecté les clubs des territoires où ils étaient implantés.
Si vous deviez retenir une histoire parmi toutes celles du livre, laquelle choisiriez-vous et pourquoi ?
Il ne s’agirait pas d’une histoire en particulier. En creusant ce sujet, j’ai vraiment ressenti la puissance politique du football dans de nombreux domaines. D’abord, il y a ce rapport au corps que je trouve incroyable ; le fait de “mettre en jeu” son physique. Pourquoi les féministes s’intéressent, depuis quelques temps maintenant, au football et que le football féminin est actuellement en train d’exploser ? Car cela permet de présenter une autre vision du corps féminin et de briser ce carcan patriarcal de la femme en tant que sexe faible.
J’ai aussi été frappé par le football de banlieue. Ce n’est pas pour rien si c’est un football encore plus technique et spectaculaire que la moyenne. Ces jeunes n’ont pas accès à l’emploi, aux médias ou à l’éducation ; ils sont sans cesse invisibilisés en tant que masse (“les jeunes de banlieue”). Pour eux, mettre en avant leur individualité leur permet d’exister en quelque sorte.
Enfin, pour terminer, ce sont bien les questions de l’identité collective et de l’attachement à un territoire qui m’ont marqué. Car aujourd’hui, on se dirige vers un football qui se déconnecte de plus en plus de son identité. Il suffit pour cela de voir un club comme Manchester City qui a ouvert des franchises partout dans le monde (à New York et Melbourne – ndlr). A ce rythme, le club n’aura bientôt plus aucun attachement à un quartier ou à une ville, ce ne sera plus qu’une marque comme McDo qui pourra diffuser ce qu’il veut, où il veut.
Une histoire populaire du football de Mickaël Correia (éditions La Découverte), 416 pages, 21 €
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