Haruki Murakami délaisse le roman pour revenir sur une tragédie : l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo. Un recueil de témoignages qui révèle les dérèglements d’un système social.
Réparer. C’est l’objectif visé par Murakami avec ce livre. Mais comment rapièce-t-on les débris d’un désastre ? Est-ce à l’écrivain de « faire justice » ? Pour répondre, il faut être capable d’un effort d’imagination, comme le lecteur y est invité. Nous sommes à Tokyo, un matin de mars 1995. Comme d’habitude, le métro est surpeuplé. Soudain, un gaz invisible et tentaculaire se répand dans les rames. Une confusion croissante gagne les voitures ; les gens toussent, pleurent, étouffent et s’évanouissent. Bientôt ce sera l’hécatombe.
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En abordant l’empoisonnement au gaz sarin des usagers du métro tokyoïte par les membres de la secte Aum, Haruki Murakami touche à un événement traumatique de l’histoire du Japon, comparable au choc provoqué par le séisme de Kobé. La difficulté de son entreprise ne réside pas dans le fait de parler, ni même d’écrire, mais de faire parler. Dans Underground, témoins et survivants témoignent. Murakami expose dans un préambule à quel point cela a été difficile : la plupart des protagonistes de cette tragédie ont refusé de s’exprimer par peur des représailles, de pressions sur leurs familles ou par refoulement.
Vertige devant la multitude de scénarios
Une trentaine de récits reconstituent au final le décor et les circonstances du drame. Il y a un vertige à revivre un événement multiplié en autant de scénarios qu’il y a de points de vue. Aussi ce catalogue de témoignages frappe-t-il d’emblée par son art de la progression, de la dramaturgie : le sentiment, troublant, que Murakami orchestre le montage de ces récits avec la virtuosité omnisciente d’un metteur en scène. Beaucoup d’histoires s’enchâssent, se recoupent et se font écho ; une victime, acteur principal de son récit, peut réapparaître comme personnage secondaire dans une autre narration, conférant à ce recueil une épaisseur romanesque.
Murakami ne cherche pas à gommer son regard de romancier : « Je ne voulais pas d’une collection de voix désincarnées », explique-t-il. Sa démarche tient précisément dans la volonté de déconstruire « un mythe urbain » élaboré par les médias.
« Le récit d’une victime anonyme est mineur pour les médias en quête de sensations et d’émotions, si bien que les rares témoignages publiés n’étaient qu’un assemblage clinquant de formules vides. »
Selon une dynamique inverse, l’auteur de Kafka sur le rivage et du best-seller 1Q84 pénètre les tissus d’une humanité prise au piège d’une organisation humaine autant que du délire meurtrier d’une poignée de fanatiques.
Chaque témoignage ranime son lot de corps intoxiqués
Huis clos halluciné, enfer à ciel ouvert et pourtant coupé du monde : chaque témoignage ranime son lot de corps intoxiqués et de visages écumants. Les employés d’une station racontent comment un de leurs collègues a trouvé la mort en tentant d’évacuer les sac percés de sarin à mains nues ; dans un hôpital de la métropole, une jeune fille végète dans un lit, « mentalement au niveau d’un enfant de primaire » depuis qu’elle a inhalé le gaz. Chaque histoire, si singulière soit-elle, désigne les failles d’un système : le refus de la direction des transports de procéder à une évacuation immédiate, le temps mis par les ambulances à arriver, l’incapacité des hôpitaux à accueillir les victimes, etc.
En pointant ces dysfonctionnements, Murakami déplace le curseur du mal. Il dévoile des conditions de transport en commun inhumaines (« l’heure de pointe » dans le métro tokyoïte sonne déjà en soi comme une menace), l’indifférence des passants, l’individualisme d’une société asservie à ses horaires de bureau, qui préfère parfois risquer sa vie plutôt que de pointer en retard. Murakami ne laisse aucune place à l’apologie de ce « sang-froid » japonais dont on nous a rebattu les oreilles au moment de la catastrophe.
Ce qui fut assimilé à un comportement héroïque se traduit ici par un silence inexplicable, une inertie, à l’exception de quelques « récriminations à peine audibles ». C’est peut-être en vertu de cette défiance à l’égard d’un poncif culturel que l’écrivain a incorporé sur le tard, dans une deuxième partie de son livre, les déclarations d’adeptes de la secte Aum (rebaptisée aujourd’hui Aleph). Dans cette section intitulée « Le Lieu promis », l’auteur dit ne pas avoir « la prétention de conférer aux membres du culte Aum le rôle de monstres tout droit sortis des pages de H. P. Lovecraft ».
Il se livre finalement à un tour de passe-passe inouï, en soudant bourreau et victimes autour d’un ennemi commun : ce corps social qui les vus naître, avant de leur assigner un rôle. Âpre réalité. Murakami résume ainsi le fanatisme, à l’origine de toute dérive sectaire : une manière « d’éviter l’angoisse de devoir affronter seul chaque nouvelle situation », la possibilité de se « libérer de tout besoin de penser par soi-même ». À ce titre, n’importe qui peut être tenté de s’en remettre « à un ordre plus grand ». Son arpentage d’une mémoire collective phagocytée constitue une tentative puissante et obstinée d’endiguer cette menace.
Emily Barnett
Underground (Belfond), traduit de l’anglais par Dominique Letellier, 592 pages, 22 €. En librairie le 7 février
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