L’auteur de La Chambre des époux raconte les séances de signatures – avec leur lot de rencontres improbables – que les écrivains doivent effectuer lors de leurs tournées promotionnelles. Où tout à coup, une épiphanie peut surgir après une tentative de suicide gastronomique.
Quand ils publient un livre, les écrivains sont très sollicités. Par exemple, invités dans des localités dont ils n’avaient même jamais entendu le nom jusqu’alors, on les prie à peine arrivés d’aller s’asseoir sous des tentes non chauffées, en plein courants d’air, pour faire des dédicaces à des promeneurs dominicaux déambulant avec lenteur à l’heure terrible où ils digèrent leur déjeuner.
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La plupart du temps, le flâneur somnolent s’arrête devant l’écrivain avec le même arbitraire qu’à la roulette la bille d’ivoire se stabilise dans l’encoche d’un numéro, il prélève un exemplaire du livre, en parcourt la quatrième de couverture, jette un œil rapide sur le visage de l’écrivain pour vérifier s’il peut s’établir un quelconque lien logique entre le résumé du roman et le physique de son auteur, après quoi il repose généralement le livre et s’éloigne sans avoir dit un mot.
Parfois, l’écrivain se voit demander par le flâneur de quoi ça parle, qu’est-ce qu’il pourrait bien lui en dire, là, en deux phrases, de son livre, pour lui donner envie de l’acheter. Dans ce cas précis, certains s’amusent à provoquer l’acte d’achat avec la même brusquerie étourdissante qu’un vendeur de serviettes-éponges sur un marché.
“dans ladite localité, le temps s’écoule avec la même pesanteur décourageante qu’il y a des siècles”
C’est une manière comme une autre de se distraire (car dans ladite localité, le temps s’écoule avec la même pesanteur décourageante qu’il y a des siècles, c’est même à croire qu’il rôde encore des loups dans les forêts limitrophes), il arrive alors que le flâneur, détraqué par la viande en sauce qu’il tente de digérer, succombe aux arguments de l’écrivain avec la même culpabilité que quelques heures plus tôt il avait déjà succombé à la charlotte aux poires à laquelle il s’était pourtant promis de ne pas toucher, il achète le livre et y fait déposer une dédicace. Il est dans un tel état qu’il a quasiment oublié qui il est et quand l’écrivain lui demande à quel nom il doit la rédiger, celui-ci doit faire un gros effort pour se le remémorer.
Parfois, les arguments ne donnent pas lieu à l’acquisition du livre, mais à de marécageuses considérations sur le bien-fondé du sujet, ou sur l’intérêt de situer une narration dans tel ou tel environnement, et le flâneur, sur la seule base de ce que vient de lui en dire l’auteur, se met soudain à parler du roman exactement comme s’il l’avait lu et qu’il pouvait affirmer qu’il ne l’aimait pas.
Et requinqué par cette conversation épicée à laquelle il ne s’attendait pas, par ce débat qui le réveille et qui lui restitue un instant sa fougueuse adolescence à l’esprit tracassier, le flâneur devenu sentencieux émet un avis, il est sûr de son fait, il explique à l’écrivain ce qui ne va pas chez lui, comment il aurait dû écrire son livre.
Certains auteurs répugnent à se vendre et quand on leur demande de quoi leur roman parle ils répondent par des phrases peu appuyées, discrètes, très elliptiques. Oh, vous savez, d’amour, de vie, de mort, de rencontres, du temps présent, ce genre de choses, et de bonheur aussi, car on essaie tous d’être heureux non ? Mais sait-on jamais à la fin si on est vraiment heureux dans la vie ? proclame l’écrivain en s’affligeant lui-même de dire des phrases pareilles.
“Flou qui bien sûr provoque du scepticisme chez le flâneur, lequel se croit en droit d’obtenir de l’écrivain des phrases plus substantielles”
Flou qui bien sûr provoque du scepticisme chez le flâneur, lequel se croit en droit d’obtenir de l’écrivain des phrases plus substantielles que ce foutage de gueule en bonne et due forme. Du moment que celui-ci a décidé de coucher sur le papier ses pensées intimes, et consenti à s’asseoir sur une chaise de la Foire du Livre pour les commercialiser, le flâneur considère que l’écrivain est en dettes. Mais encore ? lui demande-t-il avec une once d’agressivité. Je ne sais pas, lisez-le, vous verrez, répond l’écrivain qui lui aussi digère en catimini son copieux déjeuner.
Car en fin de matinée, plutôt que de mettre fin à ses jours, ce dont la froide rivière de la localité lui avait fait miroiter une minute l’ineffable attrait, il s’était judicieusement rabattu sur l’invitation des organisateurs de la Foire du Livre à aller déjeuner tous ensemble à l’Auberge du Lion d’Or, où l’écrivain neurasthénique s’était suicidé au gibier, aux sauces grand veneur, aux quenelles de homard, imaginant que ça allait être le dernier déjeuner de son existence car revient-on jamais vivant d’un dimanche entier passé dans ce qui pourrait être la ville de naissance d’un affreux journaliste réactionnaire qui vous a récemment étripé, et où il ne vous étonnerait pas de découvrir que vous êtes reçu en réalité par les cousins dégénérés, les débris d’oncles, les nièces viciées dudit critique, tant l’ensemble paraît cohérent ?
Le flâneur a encore suffisamment de ressources cervicales pour se demander à quoi bon écrire des livres si c’est pour le faire avec si peu de conviction, en y croyant si peu soi-même, et de surcroît des histoires insignifiantes, d’amour, de mort, de bonheur, si bien qu’il s’éloigne de l’imposteur sans même un au revoir tellement il est déçu, tellement il tient rancune à l’écrivain de l’avoir mis en situation d’éprouver de la déception un dimanche, en ces lieux.
C’est tout juste si le flâneur ne lui crache pas au visage, circonstance dont aurait profité un pépin résiduel de la fameuse charlotte aux poires pour s’évader d’entre deux dents et rebondir dérisoirement sur la joue du romancier.
“Et c’est alors que surgit sous ses yeux tristes, comme quoi il ne faut jamais désespérer, un lecteur fidèle et attitré”
Et c’est alors que surgit sous ses yeux tristes, comme quoi il ne faut jamais désespérer, un lecteur fidèle et attitré, tout essoufflé d’avoir couru à perdre haleine de peur qu’il ne soit déjà reparti à la gare, un lecteur écarlate désireux de faire la connaissance de cet auteur aimé dont il n’était l’intime jusqu’alors qu’à travers la lecture de ses livres. Et soudain, éclaircie, tout prend sens, la localité s’extirpe de sa torpeur ancestrale, se vivifie sous l’effet de cette ardente irruption.
L’écrivain dénoue sa protection noire et laineuse contre les courants d’air car soudain il a un peu chaud, son écharpe l’asphyxie, il a besoin de reprendre de l’ampleur. S’engage alors entre ces deux êtres un échange réciproquement intimidé, émerveillé. Les phrases que l’écrivain entend le font rosir, le flattent, tant et si bien que l’heure du train paraît soudain trop proche car elle proscrit toute perspective de prolongation de cet échange hors de la tente non chauffée.
Alors il décapuchonne son stylo et se met à réfléchir à la dédicace qui pourrait le mieux exprimer sa gratitude pour ce lecteur qui n’a pas tant sauvé son dimanche de la vacuité que redonné du sens à l’idée parfois branlante et discutable d’écrire des livres, de destiner des livres à ses contemporains.
Et regardant s’éloigner ce visiteur providentiel, l’écrivain se dit qu’à lui seul celui-ci motivera sa décision de revenir dans cette localité la prochaine fois qu’il publiera un livre, si les organisateurs ont l’excellente idée de le réinviter malgré le répugnant spectacle de son suicide gastronomique du déjeuner. Il faudra qu’il songe à s’excuser auprès d’eux avant de remonter dans le train.
Dernier ouvrage paru La Chambre des époux (Gallimard)
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