A quoi avons-nous renoncé ? Quels sont ces menaces, ces périls, ces tragédies qui nous laissent sans voix, sans réaction ? Sommes-nous si fatalistes que nous serions déjà morts ? Maître de l’ironie, l’auteur sonne le tocsin à sa façon retorse.
Si cela ne suffit pas à nous jeter dans la rue, fourches brandies, nos huées formant sur nos têtes un ciel d’oiseaux hurleurs voletant de concert avec le plomb de nos fusils, alors quoi, quand, qu’est-ce qui nous fera bouger ? Si cela ne nous précipite pas dehors en hordes furieuses, si nos pieds n’impriment pas dans l’asphalte les slogans de notre colère, si nous n’allons pas droit où il convient d’aller pour demander raison, pour exiger que cela cesse et que ceci commence, en revanche, pour réclamer des mesures concrètes, radicales, immédiates, alors comment croire encore en un sursaut possible ?
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Si rien en nous devant cela ne se révulse, ne se révolte, si nul cri ne monte de nos poumons et ne se ramifie avant d’arriver à la gorge pour prendre la double rampe des bras et enfler aussi dans nos poings, quelle confiance accorderons-nous désormais à ce corps défaillant, timoré, si indulgent avec la souffrance, si complaisant avec la mort ? C’est alors qu’il va falloir enfiler nos chaussures à l’envers pour lui botter le cul avec un talon suffisamment pointu, c’est alors qu’il va falloir apprendre du cygne ou du chat la leçon qui nous permettra de planter nos dents dans sa gorge muette, pour nous arracher un gémissement au moins.
“Faute d’une intervention rapide, tout le système pourrait bien griller d’un coup”
Si nous laissons faire cela, si nous regardons cela se faire et que pourtant aucun geste ne nous vient en réaction, alors il serait bon de nous assurer que nous avons encore le réflexe de retirer nos pieds de l’océan quand le feu s’y trouve à la place de l’eau. Car il est à craindre que quelque chose dysfonctionne dans la belle mécanique sensible. Un faux contact entre deux nerfs, sans doute. C’est peut-être réparable encore, mais il y a urgence. Faute d’une intervention rapide, tout le système pourrait bien griller d’un coup. Après, nous serons évidemment très amoindris. La locomotion, déjà, ce ne sera plus pareil. Il nous faudra des rames même pour ramper. Je préfère ne rien dire des accouplements. La souplesse sera pour le vit seul, qui n’en tirera guère vanité.
– Il ne faut rien exagérer, disait un type hier au café. Je l’ai entendu. Et son interlocuteur également paraissait sceptique. Ils hochaient tous les deux la tête comme l’enfant son jouet creux. J’entendais aussi tinter la bille dedans. Hochez, hochez, je pensais, ça vous débouchera peut-être les oreilles, ça remettra peut-être en face des trous tes yeux de gros baigneur endormi, Colas, mon p’tit frère.
Tout de même, elle est bien étonnante, cette léthargie, devant cela, et je ne vous parle pas du reste. Elle ressemble à celle des grands vieillards, des grands malades qui consentent à mourir. C’est consentir même à être mort déjà, c’est se reconnaître semblable à cette ordure, à cette horrible infection, pour reprendre les mots de Baudelaire contemplant la carcasse superbe d’une charogne. Et du coup, en effet, cet état lamentable, pour ne pas dire désespéré, justifie notre inaction. Quand tu es une charogne infâme sur un lit semé de cailloux, tu as une bonne excuse pour ne rien faire, tu as une dispense signée de notre plus grand poète, tu peux continuer à te la couler douce et à suinter les poisons.
“Nous allons vraiment mourir sur scène. Tant pis, n’est-ce pas, on ne nous a jamais promis autre chose”
C’est une explication possible, donc, mais elle ne me satisfait qu’à moitié. J’y vois de la sournoiserie, je crois que nous simulons, que nous faisons le mort. A force, bien sûr, notre jeu s’améliore, nous devenons de plus en plus crédibles dans le rôle. Nous finirons par faire corps avec ce personnage, c’est certain. Et même peut-être plus vite que nous ne le voudrions. Ce doit être un autre paradoxe du comédien. Nous allons vraiment mourir sur scène. Tant pis, n’est-ce pas, on ne nous a jamais promis autre chose.
Bon, mais tout de même, se pose comme souvent la question des enfants. Nous avons encore du mal à applaudir avec conviction le type qui assassine toute sa famille avant de se donner la mort. Nos hourras rasent le sol, nos danses manquent d’entrain. C’est d’une voix qui s’étrangle un peu elle aussi que nous prononçons son éloge funèbre, vous avez remarqué ? Or, en nous résignant à cela, nous lui ressemblons pourtant beaucoup. Sans mentir, là, maintenant, c’est comme si une caméra de surveillance nous enregistrait au moment où nous réglons nos achats au Mr Bricolage : une pelle et deux sacs de chaux. Puis notre téléphone va encore borner devant le champ où serons retrouvés les cadavres.
“Evoquer la présence au même moment sur la Terre de Francis Heaulme et tenter de lui faire porter le chapeau”
Ça va très mal pour nous. Je ne vois pas quel avocat pourra nous sortir d’affaire. Vrai que nous nous en fichons puisque nous ne serons plus là non plus pour répondre de nos non-actes. Mais fûmes-nous jamais là, quand on y repense ? Toujours absents plutôt, effleurant les choses. Et répondre quoi, d’ailleurs ? Opposer plutôt un silence obstiné aux perquisitions de la justice. Risquer de timides dénégations. Evoquer la présence au même moment sur la Terre de Francis Heaulme et tenter de lui faire porter le chapeau. Manœuvres désespérées, minables faux-fuyants, personne n’est dupe.
Donc, les enfants, une fois encore, sont un peu encombrants. Nous les aurons eus jusqu’au bout dans les pattes, ma parole ! Nous avions eu soin pourtant de leur assurer un passé magnifique, excédant largement par l’arrière leur courte existence, nous leur avions écrit une histoire pleine de rebondissements, avec de terribles héros, de belles et dramatiques figures, des œuvres et des aventures à n’en plus finir, quoique si, justement, il se peut que nous arrivions au bout, mais ils ont suffisamment de quoi faire avec ce passé, ils n’auraient de toute façon pas une minute à consacrer à l’avenir. Tout ce qu’ils doivent rattraper d’abord ! Ce retard qu’ils ont accumulé ! On ne voit d’ailleurs pas très bien ce qu’ils pourraient ajouter, pour être honnêtes. Ces pleurnichards immatures, incompétents en tout domaine, il faudrait préserver pour eux le futur, il faudrait le leur réserver ? Ce serait demander aux chiens de relever les quilles !
Ça ne peut plus continuer, voilà sans doute l’idée qui s’insinue en nous. De toute façon, le fruit est blet. L’homme a tout donné. Même pour les enfants, il vaut mieux que ça cesse. Surtout pour eux, en fait. Nous leur rendons service en ne nous offusquant pas de cela, en ne nous dressant pas comme un seul homme contre cela, contre ce scandale, contre cette intolérable situation, en étouffant bravement notre compassion dans nos cœurs meurtris. C’est parce que nous pensons à nos enfants que nous ne faisons rien, que nous ne bougeons pas. S’il n’y avait que nous, bien sûr, ce serait autre chose. On nous verrait debout dans les cendres de l’aube et encore debout dans les ruines de la nuit, luttant, luttant, armés de notre colère.
Ah, nous remontons d’un coup dans notre estime ! Nous voilà soudain plus fièrement campés, en paix avec notre conscience. D’un revers de manche, nous essuyons notre front en sueur. Le combat fut rude. Nous n’aurons pas volé un peu de repos. Justement, au détour du sentier, nous attend un lit semé de cailloux.
Dernier ouvrage paru Feuilleton – Chroniques pour Le Monde des livres 2011-2017 (La Baconnière)
Le numéro de la revue Critique d’août-septembre 2018 est consacré à Eric Chevillard
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