Rares sont les livres contemporains auxquels je me suis attaché au point de les acheter à plusieurs reprises et d’en relire des pages régulièrement. Ce ne sont pas des romans, plutôt des journaux, des critiques, des commentaires. Je pense à deux d’entre eux : le Journal inutile de Paul Morand (un peu lourd à trimballer), et le merveilleux Vie rêvée de Thadée Klossowski édité par Charles Dantzig voilà déjà cinq ou six ans. Tous les libraires devraient l’avoir dans leur fonds, c’est un livre qu’on regrette de ne pas trouver à l’étranger. J’aurais aimé le lire à Naples à Noël une fois finis le Journal du voleur de Genet, Les Enfants du limon de Raymond Queneau et le Guide Bleu Italie 1951. A la place j’ai dû me contenter des Confessions de Rousseau en Folio… Pareil pour les aéroports, ça vaudrait pourtant mieux que La Tresse…
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Ce volume bleu de 311 pages contient des petits paysages, des historiettes 1970 à la Manon Lescaut, des rêves, des anecdotes galantes, des impressions fugitives, des souffrances, des portraits charges qui finissent par m’être aussi familiers que certains passages de Tintin ou de Proust. J’en oublie aussi forcément la plus grande part, donc je peux l’ouvrir au hasard…
p. 22 je tombe sur les R. (Bal et Alix) avenue Foch (samedi 9 octobre 1965)
Allons pour l’orgie dessinée à la pointe fine, l’équivalent littéraire du crayon noir 2H…
Juste en face de l’orgie, un lien entre Johnny Hallyday et Jules Renard
“– Hier soir (ce matin), l’Orgie ! Avenue Foch, somptueux (un orchestre tzigane aux yeux bandés), riche pénombre parfumée, nous étions sept : l’Allemand (mondain, l’air inquiet quand même), les Bal, moi et trois belles filles dont Girafe (ce surnom lui va très bien, elle est longue avec une petite tête et de gros yeux), très excitée, très honteuse (‘oh qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que tu fais’).” p. 23 juste en face de l’orgie, un lien entre Johnny Hallyday et Jules Renard, lien tiré par Diane Bataille (à qui s’adresse L’Alleluiah) : la notion de “sous-chef-d’œuvre”… “C’est un sous-chef-d’œuvre…” une expression de Johnny (rapportée par Stanislas le frère de Thadée) que Diane (dont Queneau dit quelque part “quelle jument !”) rend à Renard… En deux pages… Du Golf Drouot à Poil de carotte en passant par l’avenue Foch et le Catéchisme de Dianus… Comment définir ce type de désordre que j’aime particulièrement ? La brocante… non c’est mieux que ça, mieux que la décoration, mieux encore que la collection, c’est une sorte d’humour mondain par association incongrue. Un plan de table diabolique, un forme de dédain, désenchanté, subtil… le temps retrouvé du demi-monde.
Morand y joue lui aussi qui fait voisiner Nathalie Delon, Nathalie Paley et Claudel.
p. 91 Sept ans sont passés, rien ne bouge, le héros n’arrive pas à écrire il sort toujours beaucoup… bon, il va chez le coiffeur.
“Mercredi 18 octobre. – Je suis sorti vers deux heures pour aller chez mon coiffeur (lumière blanche qui me vide) et puis je suis revenu à pied de l’avenue Matignon jusqu’à la rue Jacob. Dans les jardins des Champs-Elysées on entassait des feuilles mortes. Le vent sur le grand bassin des Tuileries, l’eau de cuivre bruni : lustrée.”
Difficile de m’expliquer le charme de ce paysage. Me plaît-il autant parce que j’ai la certitude de l’avoir vu moi aussi à la même époque ? Non il y a une raison meilleure c’est qu’il participe de Baudelaire, l’âme du poème en prose.
Nombreux sont les contemporains de Thadée Klossowski qui ont noté son aboulie
p. 131 (deux ans plus tard) Juin 1973, série de citations sur la paresse
(trois théories sur la paresse en marge de Théorie de la religion le livre de Georges Bataille que Thadée était alors en train d’éditer pour les œuvres complètes)
“Paresse, Dictionnaire Robert : goût pour l’oisiveté, répugnance au travail, à l’activité (ou au changement d’activité) ; comportement de celui qui évite l’effort, se complaît dans l’inaction. ‘Comme une béatitude de l’âme, qui la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens’ La Rochefoucauld, Max. 630 – ‘une chambre qui ressemble à une rêverie… L’âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir.’ Baudelaire, Spleen de Paris, V. ”
Nombreux sont les contemporains de Thadée Klossowski qui ont noté son aboulie (Andy Warhol Diaries p. 1069) Quelle grande qualité d’écrivain ! Un livre suffit, par exemple Henry Jean-Marie Levet. Je m’endors sur cette réflexion.
Pendant ma sieste la Vie rêvée est tombée par terre… Je la ramasse ouverte p. 104
Toujours en 1973, un peu avant l’autre, je trouve ce passage :
“Lundi 9 avril. — Hier soir à l’Opéra pour Orphée et Eurydice de Gluck, c’était très laid (nous n’avons vu que le dernier acte et le ballet réglé par Balanchine). Aragon, Marceau, Pierre… Nous déposons le poète à sa porte, il a des cheveux blancs très longs, le sourire un peu de Balthus, le pli de l’œil, il n’a rien dit de très intéressant. Dîné à l’Orangerie, nous y trouvons Charlotte qui s’attable avec nous, et Marceau nous fait rire.”
Entre l’ange de Théorème et Dorian Gray…
J’ai vu Marceau mardi dernier, je l’ai emmené prendre le thé chez mes parents. Il a dit à mon père qu’il ne croyait pas à la Sainte Trinité. Mon père lui a répondu “je n’ai pas trop envie de parler de ça avec vous”. Puis, assaut réussi d’anecdotes charmantes sur Nathalie Sarraute.
Marceau est dans la Vie rêvée et aussi dans le Journal inutile sous son vrai nom. Brillant partout… Entre l’ange de Théorème et Dorian Gray… Morand va dîner chez lui, parle d’un serviteur chinois et de ses beaux yeux couloir d’ardoise quand il s’emporte… Je croyais que Morand s’émerveillait aussi de ses cheveux mais j’ai confondu avec Nathalie Delon. Je l’ai dit à Marceau mais ça ne l’a pas fait rire… Marceau, si drôle, rit peu… Comme Dorian Gray.
Le soir tombe, je relis les pages romaines du livre bleu… Tout au début, p. 11 quand le héros danse avec l’héroïne de La Maschera del demonio, sorcière ressurgie dans la scène des eaux de Huit et demi.
“ ‘Ha ! Ha ! He’s got nothing to say !’, criait Barbara Steele dans 8 ½ (le nom m’échappe à présent du nightclub romain où mon frère et moi dansions le chachacha avec Barbara Steele, tout frétillants pour cette vamp charbonneuse des films d’horreur. Dans 8 ½ elle est une journaliste américaine, une apparition terrifiante.”
Mystère des penchants communs… Goût sacher-masochien de Barbara Steele. Dans 8 ½ il y a une lumière blanche et elle est toute noire… Fellini recompose pour cette scène le noir et blanc charbonneux cher aux sorcières de Mario Bava ou d’Allan Grunenwald (alias Mario Caiano).
C’est un film dans le film, une inclusion, un effet de composition. Barbara Steele signifie la chimère noire. Lilith. Paulhan disait que les œuvres les plus mystérieuses sont les plus érudites. Le livre bleu m’enchante parce qu’il capture tant et tant de ces merveilles artificielles ou naturelles arrachées à l’oubli, au désir de plaire, à la dictature moderne. L’herbier de Merlin… Ha ! Ha ! He’s got nothing to say !
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