L’auteure de La Blonde et le Bunker ou L’Avancée de la nuit se demande comment Thoreau pourrait vivre dans une cabane aujourd’hui, et quel serait son Walden. Elle avance quelques hypothèses physiques ou mentales, urbaines ou rurales.
47 % de vertébrés disparus en dix ans, faut qu’on se refasse une cabane, mais avec des idées au lieu des branches de saule, des images à la place des lièvres géants, des histoires à la place des choses.
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En lisant cette phrase, qui figure dans le tome 2 de l’Histoire de la littérature récente d’Olivier Cadiot, j’ai eu l’impression qu’on lisait en moi. Il se trouve que je suis d’humeur “cabane”, ces derniers temps. La cabane : l’enfance de l’art, le lieu des premières histoires, des gestes simples visant à créer un intérieur, un extérieur, à tendre des branchages entre soi et le ciel, qui idéalement filtre encore un peu, ici et là.
“Se refaire une cabane”, quelle belle façon de passer l’été. Mais, tout de suite, la question se pose : quelle cabane ? En 1854, Thoreau publie Walden ou la vie dans les bois, qui s’inspire des deux ans, deux mois et deux jours qu’il a passés à l’écart du monde, dans la forêt. Fondateur de ce que l’on pourrait appeler une écologie littéraire, Walden demeure depuis sa parution l’un des textes américains les plus aimés et les plus influents, et il a inspiré toute une série de “retours à la nature” plus ou moins réussis.
“Le retour à la nature est un rêve plein de contradictions, et celles-ci ne datent pas d’hier”
Plus ou moins réalisables, plus ou moins réalisés. Le retour à la nature est un rêve plein de contradictions, et celles-ci ne datent pas d’hier. Il existe une vieille édition américaine de l’ouvrage sur le frontispice de laquelle un lecteur, que j’imagine mort depuis des lustres, a dessiné au crayon à papier ce qui, à mes yeux de béotienne, paraît être une automobile des années 1920. La cabane et la carrosserie, deux directions possibles du désir dans les années folles.
Dans la même veine, on trouve aujourd’hui sur internet (gageons que Thoreau, lui, n’avait pas la 4G) les plans de la cabane de Walden ; entre autres sites, waldenlabs.com vous propose de construire la vôtre pour moins de 1000 $. Soit à peu près le prix de mon dernier traitement chez le dentiste (anecdote : vers la fin du XIXe siècle, à Londres, la Société Royale de Géographie dispensait aux aspirants aventuriers une formation d’explorateur, durant laquelle ils apprenaient notamment à s’arracher, “en tirant et poussant sans cesse”, une dent viciée en pleine jungle – voir David Grann, The Lost City of Z, Points, 2017 (2010), trad. de Marie-Hélène Sabard).
Se construire une cabane, certes, mais laquelle ? Avec un budget plus large, on investira peut-être dans celle qui ne paie pas de mine et se révèle être un empire high-tech entièrement voué au mindfuck dans l’amusant The Cabin in the Woods, réalisé par Drew Goddard (2011). En cas de collision avec une météorite ou d’attaque estivale de bile noire, on optera pour celle de la fin du monde et de Melancholia de Lars von Trier, dont les puristes ne manqueront pas de noter qu’il ne s’agit pas tant d’une cabane que d’un tipi (qui par ailleurs ne protégera pas des coups de soleil).
“Quand j’étais enfant, mon père menaçait de m’abandonner dans la nature”
Concrètement, bien sûr, c’est plus compliqué. Quand j’étais enfant, mon père menaçait de m’abandonner dans la nature. Tiens-toi bien, disait-il, sinon je te perds en forêt. J’imagine qu’en disant cela, il avait en tête les forêts de sa jeunesse, celles du Monténégro, qui bruissaient encore des fantômes des partisans, puisque c’est là, me racontait-on, que se réfugiait la résistance durant la Seconde Guerre mondiale.
Mais la forêt à laquelle lui pensait n’était déjà pas celle qui poussait dans mon esprit, qui était faite de mes images à moi, de mes expériences à moi. Où me guidaient mes propres lièvres géants. Tiens-toi bien, sinon je te perds en forêt. Je l’entends encore. Il y voyait une menace ; moi, une promesse. Je le laissais dire, certaine de mes chances de salut. Je savais faire un feu. Je savais construire une cabane.
Plus important encore, je connaissais tous les contes, qui sont comme chacun sait le premier degré du survivalisme – que pouvait-il donc y avoir à craindre ? Dix ans plus tard et dans un autre pays, dans une autre langue, j’ai fini par comprendre. En français, mon paysage intérieur, mon milieu végétal de référence, c’est le pré, celui d’Apollinaire, vénéneux mais joli en automne, il est naturellement irrésistible, et les vaches y paissant lentement s’empoisonnent.
“Un jour, je me perds. Je me perds vraiment. Je ne sais pas quoi faire. On est en Ecosse, en 2000”
Ma forêt interne, elle, pousse plutôt en anglais. C’est la langue dans laquelle j’ai d’abord appris les noms des arbres, c’est celle dans laquelle je me suis perdue comme dans un conte, je ne m’y retrouvais pas, ce n’est pas pour rien que l’on parle de la forêt des signes. C’est aussi la langue dans laquelle je me suis mise à marcher régulièrement dans les bois. Bref. Ça me plaît et je commence à partir les week-ends, puis même en semaine. Seule, la plupart du temps. Un jour, je me perds. Je me perds vraiment. Je ne sais pas quoi faire. On est en Ecosse, en 2000. Je ne retrouve plus mon chemin. J’ai oublié comment construire une cabane. La nuit tombe.
Tant de cabanes, si peu de temps. Elles ne se font pas toutes en un tournemain ; certaines s’érigent plus lentement qu’on ne croit. Mon amie J. et moi, comme la plupart des gens de notre pays et de notre génération, passons un temps considérable à nous envoyer des SMS. Les messages que nous avons échangés au fil des ans couvrent à peu près tous les sujets. Un jour, il s’était accumulé là assez de matière ; à force d’échanges, nous avions charpenté un petit espace virtuel, plutôt réconfortant et bien isolé, qui a pris pour surnom “la cabane”. Encore une fois, pas celle que Thoreau avait en tête. Mais après tout, à chaque siècle ses refuges.
Le 4 juillet 2018, sur Instagram, @cabinporn, compte consacré aux cabanes les plus sexy, a 366K abonnés (il paraît aussi que le livre de photos intitulé Cabin Porn trône dans toutes les toilettes du Sussex, information qui paraît invérifiable en l’état). Le 4 juillet 1845, Thoreau partait s’installer dans sa cabane. Le 4 juillet 2017 fut lancé le jeu vidéo Walden: a Game, et, en dépit d’une extrême circonspection, il faut admettre que ce n’est pas une expérience désagréable. Mais autant aller en forêt.
“Un endroit qui paraît pensé autant par l’homme que par l’arbre lui-même”
Enfance urbaine oblige, les cabanes que j’ai construites l’ont souvent été dans le salon. Parfois dans des jardins, dans les sous-bois, en forêt. Jamais, à mon grand regret, dans les arbres. Pourtant, n’est-ce pas celle-là, la cabane parfaite ? Celle qui est suspendue entre ciel et terre, celle qui permet de grandir, de s’élever ? Celle qui, de l’arbre, n’a pas seulement le bois, mais aussi la hauteur, les cimes, le feuillage ? Sans doute même, les nuits de grand vent, la légère oscillation ? Un endroit qui paraît pensé autant par l’homme que par l’arbre lui-même.
On parle de plus en plus, et je m’en réjouis, de ces derniers et de leur intelligence. Et, en attendant de prendre mes quartiers d’été, j’aimerais signaler la parution prochaine du très beau roman L’Arbre Monde de Richard Powers, portrait de l’humanité par les arbres, dont la lecture sera, pour qui en a le désir, une cabane à taille humaine, c’est-à-dire à la taille du monde (Traduction de Serge Chauvin, à paraître le 6 septembre aux éditions du Cherche-Midi (collection Lot 49).
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