“La maison est en feu, mais l’étincelle ne date pas d’hier”, juge l’auteure de L’Avancée de la nuit, qui puise dans le Tendre est la nuit de Fitzgerald autant que dans un essai sur la “cheapisation” du monde les bases d’une critique approfondie du capitalisme et de ses mécanismes.
C’était les soldes, il n’y a pas longtemps, vous vous souvenez ? Moi, j’ai acheté un pull. Il est d’une douceur de poitrail de chat. Et rose. Pivoine. Un rose parfait, m’a dit mon amie J. Il est actuellement mon bien matériel favori. Je l’avais repéré, je le trouvais cher, j’attendais de voir s’il serait soldé.
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Il l’était. Je l’ai acheté. Avec mon argent, bien sûr (c’est-à-dire, de l’argent que j’ai gagné) : avec mes sous, et cette phrase un peu enfantine, “avec mes sous”, me fait toujours penser au grand frère de Holden Caulfield dans L’Attrape-cœurs. Il a écrit une nouvelle un jour, sur un gamin qui ne veut montrer son poisson rouge à personne car ce poisson, il l’a acheté avec ses sous. Et pourquoi laisserait-il donc quelqu’un d’autre jouir de sa vue ?
J’ai lu ce roman il y a une vingtaine d’années et cette question et cet enfant sont l’un des souvenirs les plus vifs qu’il m’en reste. Contrairement au garçonnet de la nouvelle, moi, le pull pivoine, je l’ai acheté pour le montrer, d’une certaine façon, et les regards qui seront posés sur lui (et moi dedans) n’useront pas le vêtement mais au contraire, s’ils sont comme je l’espère appréciateurs, feront la preuve de sa valeur (bien sûr, ne nous mentons pas, il faut aimer le rose très rose).
“De ce pull, je sais certaines choses, et je sais aussi qu’il dit certaines choses de moi”
De ce pull, je sais certaines choses, et je sais aussi qu’il dit certaines choses de moi. De mon goût pour le rose, de ma faiblesse pour certains noms (les pivoines sont mes fleurs préférées), mais surtout de mon rapport à la dépense. A l’argent, à sa circulation. En somme, à la consommation. C’est‑à‑dire au monde dans lequel nous vivons.
Ce qui me fait penser à deux pages extraordinaires de Tendre est la nuit où Fitzgerald évoque la façon de dépenser de deux femmes. L’une, Rosemary, achète deux robes et des chaussures, en substance avec ses sous ; l’autre, Nicole, est extraordinairement riche.
Elle “avait une liste d’achats longue de deux pages, et elle achetait aussi ce qui se trouvait dans les vitrines. Tout ce qui lui plaisait mais dont elle n’avait pas l’usage pour elle-même, elle l’achetait pour l’offrir à des amis. Elle acheta des perles de couleur, des matelas de plage pliants, des fleurs artificielles, du miel, un lit pour la chambre d’amis, des sacs, des foulards, des perruches, des objets miniatures pour une maison de poupée, et trois mètres d’un nouveau tissu couleur crevette”.
L’énumération se poursuit – et inclut un crocodile gonflable. Si vous êtes comme moi – que vous vous identifiez, par défaut, à ce qu’on appelle “la classe moyenne” –, dans le passage sus-cité, vous vous reconnaissez sans doute plutôt en Rosemary.
“Nous sommes tous des Nicole. Ne serait-ce qu’en termes de quantités consommées”
Erreur : nous sommes tous des Nicole. Ne serait-ce qu’en termes de quantités consommées. Et si nous avons pu devenir des Nicole, c’est en raison de la cheapisation du monde, comme l’avancent Raj Patel et Jason W. Moore dans l’essai Comment notre monde est devenu cheap, qui paraît ces jours-ci chez Flammarion.
On y retrouve d’entrée de jeu une citation déjà célèbre : “Pour la plupart de nos contemporains, il est plus facile d’imaginer la fin de la planète que celle du capitalisme”. Pourtant – et ce n’est pas la moindre de leurs vertus – l’historien et l’économiste s’emploient à esquisser des issues.
Comment ? Par l’analyse des changements liés à l’Anthropocène, ou plutôt, comme ils l’écrivent, au Capitalocène, et plus précisément à la façon dont sept ressources clés sont devenues bon marché. Et pas seulement bon marché : cheap. Nature, argent, travail, care, alimentation, énergie, vies humaines (et non-humaines) : tous ont été cheapisés – et cela ne date pas, comme on l’entend trop souvent, des trente dernières années.
“La révolution que fut, dans la pensée occidentale, la séparation entre Nature et Société”
Patel et Moore déploient une histoire longue du capital, mettant l’accent non seulement sur des questions d’ordre économique (l’émergence d’un marché mondial, par exemple), mais aussi sur la révolution que fut, dans la pensée occidentale, la séparation entre Nature et Société. Ce clivage conceptuel a permis d’en arriver à ce que “le profit en vienne à gouverner la vie”. La maison est en feu, mais l’étincelle ne date pas d’hier.
Que l’on me permette de revenir à Nicole un instant. Fitzgerald écrit qu’elle “était le produit de beaucoup de candeur et de labeur. C’est pour elle que les trains commençaient leur périple à Chicago et filaient dans le ventre rond du continent jusqu’à la Californie ; que les fabriques de chewing-gum crachaient leurs fumées, et que les courroies de transmission tournaient, d’un arbre à l’autre, dans les usines (…) que des jeunes filles (…) s’usaient au travail dans les chaînes de magasins à prix unique au moment des fêtes de Noël ; que des métis indiens s’éreintaient dans les plantations de café du Brésil et que les rêveurs étaient brutalement dépouillés de leurs droits sur les brevets d’invention des tracteurs. Car tels étaient ceux qui, parmi beaucoup d’autres, versaient leur dîme à Nicole, et l’ensemble du système, en se développant puissamment dans un grondement de tonnerre, conférait un éclat fiévreux à sa manière d’acheter (…) – un éclat pareil à celui qui empourpre le visage d’un pompier à son poste devant un incendie sans cesse grandissant”.
“Ces brasiers infernaux sont liés aux changements en chaîne entraînés par le Capitalocène”
Au début des années 1930, quand Fitzgerald écrivait son roman, cet incendie était métaphorique. Il faut aujourd’hui l’entendre de façon littérale – il s’agit de ces grands feux qui dévorent, presque chaque été, la Californie, certaines parties de l’Europe. Ces brasiers infernaux sont liés aux changements en chaîne entraînés par le Capitalocène.
Et c’est de ce monde-là, de ce monde en feu, que Patel et Moore nous invitent à sortir. Leur pensée repose sur une “écologie-monde”, définie comme “une façon de penser l’Histoire humaine à l’intérieur du tissu vivant”, et non plus à l’extérieur.
En révélant que le capitalisme lui-même est “une écologie”, c’est-à-dire “un ensemble de relations intégrant pouvoir, capital et nature”, ils montrent que “les dispositifs d’injustice – même ceux qui semblent être là depuis toujours, ou inévitables aujourd’hui – sont contingents”. Et pas seulement contingents : en vérité, eux-mêmes sont en crise. Cette crise, il faut en avoir conscience, car elle est l’espace où nous pouvons penser et agir.
Sans jamais édulcorer leur propos, Patel et Moore, citant Gramsci, invitent à un “optimisme de la volonté”. Et si les issues qu’ils évoquent ne sont qu’esquissées, c’est en réalité parce qu’elles sont à imaginer. Tâche qui repose sur l’invention d’un langage nouveau, où la littérature a son importance, bien entendu. Mais dont elle n’a pas le monopole, loin de là. Les mondes nouveaux ne commencent pas sur le papier, mais dans les rêveries actives, dans la tête et le cœur de chacun.
Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald (Folio), traduit par Philippe Jaworski
Comment notre monde est devenu cheap – Une histoire inquiète de l’humanité de Raj Patel et Jason W. Moore (Flammarion), traduit par Pierre Vesperini
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