L’écrivain québécois, né à Port-au-Prince, rend hommage à trois auteurs haïtiens disparus : Jean-Claude Fignolé, Serge Legagneur et Claude Pierre. Tous étaient liés à Jérémie, la cité des poètes, et leur mort la remet au premier plan. Un texte vibrant, dédicace à un territoire dont la richesse littéraire continue de rayonner, en français comme en créole.
“Trois poètes haïtiens meurent au début de l’été 2017. Claude Pierre (24 juin), Serge Legagneur (29 juin), Jean-Claude Fignolé (11 juillet). Ils sont tous de Jérémie, sauf Claude Pierre qui vient de Corail, une petite ville voisine, mais l’ogre Jérémie avale tout son entourage. Soudain Haïti sous le choc.
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La poésie est un art populaire dans ce pays. Un recueil de poèmes circule de main en main jusqu’à ce que les lettres s’effacent sous les doigts des lecteurs avides. On se passe les poèmes de bouche à bouche, sur les places publiques, comme pour s’oxygéner. Si René Depestre reste encore dans la mémoire collective, c’est parce qu’il a publié à 19 ans un brûlant recueil de poèmes : Etincelles (“Je ne viendrai pas ce soir tisser au fil de ton regard des heures d’abandon…”).
Le poète est une rock-star en Haïti. Le poème est bref et les poètes meurent jeunes. Pas ces derniers (Claude Pierre, 76 ans ; Serge Legagneur, 80 ans ; Jean-Claude Fignolé, 76 ans) : ce qui signale une nette augmentation de l’espérance de vie des poètes haïtiens et la fin peut-être d’une interminable lignée de dictateurs. Les poètes étaient parmi les premiers visés (la fusillade des trois frères Coicou en 1908 devant le mur du cimetière de Port-au-Prince) dans un pays qui a connu trente-deux coups d’Etat militaires suivis souvent d’exécutions et d’emprisonnements d’opposants.
“Le poète qui conteste le pouvoir est une tradition haïtienne”
Le poète qui conteste le pouvoir est une tradition haïtienne. Cela passe de l’opposition à un général-président, à un tyranneau de village ou à une puissance étrangère. Le 28 juillet 1915, à la suite d’une situation politique catastrophique où quatre présidents se sont succédé en deux ans, les Etats-Unis, sous prétexte de rétablir l’ordre, ont envahi le pays. Apprenant la nouvelle, à Jérémie, le poète Edmond Laforest s’attacha un dictionnaire Larousse au cou avant de se noyer dans sa piscine, ouvrant ainsi de manière spectaculaire le débat sur le choix de la langue qui fait rage encore aujourd’hui.
On peut voir dans ce geste un double combat à la fois linguistique et social. Jérémie, surnommée la cité des poètes, est aussi le bastion fort d’une certaine bourgeoisie attachée à la culture française. Par sa configuration géographique, à l’extrême pointe du pays, Jérémie reste une ville à l’accès difficile. Par route, c’est épuisant. Par mer, c’est magnifique, sauf que les Haïtiens, comme beaucoup d’insulaires, nient l’existence de la mer – Jean-Claude Fignolé étant l’un des rares poètes haïtiens à intégrer la mer dans sa vie et son œuvre. Ce qui fait que Jérémie est restée longtemps dans une solitude absolue. Depuis la fin du XVIIIe siècle, on y pratique une poésie d’un romantisme qui cadre mal avec le tempérament guerrier du reste du pays.
Revenons à ce choix étrange du dictionnaire Larousse d’Edmond Laforest. On salue son geste mais on discute son choix d’un dictionnaire. Son contemporain Etzer Vilaire, le poète le plus respecté de sa génération, a reçu les palmes de l’Académie française. Les partisans du créole y voient un effet de la colonisation. Pour ces derniers, Vilaire et Laforest sont des poètes attachés à une culture décadente car la langue française ne peut servir qu’à la promotion sociale dans un pays où la très grande majorité des gens sont de langue créole. Mais Jérémie s’est rattrapée puisque le poète le plus passionné du créole, Emile Roumer, est un natif de la ville (Marabout de mon cœur). Toute cette montagne de faits à la fois historiques, linguistiques et poétiques n’est évoquée ici que pour faire sentir le poids de l’émotion qui submerge Haïti aujourd’hui.
“Jean-Claude Fignolé est un intellectuel atypique”
Alors nos trois morts, si récents qu’ils dansent encore dans notre mémoire pourtant attristée, remettent Jérémie, un peu oubliée, au premier plan. Jean-Claude Fignolé est un intellectuel atypique. Contrairement à une majorité d’écrivains haïtiens, son principal revenu ne dépend pas de l’enseignement, car Fignolé est aussi un homme d’affaires. Il vit de la pêche, il vend des denrées alimentaires, il a aussi fondé une école secondaire avec le poète René Philoctète et publie des romans dont les premiers ont paru au Seuil. Avec Frankétienne et René Philoctète, il a lancé un mouvement littéraire : le spiralisme.
Les Possédés de la pleine lune qui se déroule dans l’univers de la mer et des pêcheurs reste son plus beau livre. On se souviendra de lui aussi pour des essais à la fois lucides et élégants sur Jacques Roumain (Gouverneurs de la rosée : hypothèses de travail, une perspective spiraliste, Fardin 1974) et aussi sur l’exil dans la littérature contemporaine haïtienne (Vœux de voyage et intention romanesque, Fardin 1978).
Fignolé devenu maire avait brutalement cessé d’écrire pour s’occuper des habitants d’Abricots, qui sont en fait les personnages de son premier roman, un roman si poétique qu’il a agacé certains lecteurs. Ce roman a été écrit sous l’influence des écrivains sud-américains, García Márquez en tête. L’année dernière, le cyclone Mathieu n’avait pas fait que dévaster les Abricots, il avait détruit aussi sa bibliothèque, laissant un homme sans projet dans un paysage nu. Il est mort d’une complication cardiaque le 11 juillet à Port-au-Prince. Sa vie et son œuvre sont d’une rare cohérence.
Serge Legagneur n’est pas mort en Haïti mais à Montréal, où il vivait depuis 1965. Il fait partie de ce groupe d’écrivains qui ont quitté le pays quand Duvalier, après sept ans de règne plus ou moins légal, s’est fait élire président à vie, basculant le pays dans un monde parallèle. Les intellectuels les plus visés par le régime ont fui précipitamment vers l’étranger (le Congo, le Sénégal, les Etats-Unis, le Québec et la France).
Seul René Philoctète est resté au pays jusqu’à sa mort en 1995
Parmi eux, les poètes du fameux groupe Haïti-Littéraire (Davertige, Serge Legagneur, Roland Morrisseau et Anthony Phelps). Seul René Philoctète est resté au pays jusqu’à sa mort en 1995. Legagneur est un homme discret avec un intérêt si fort pour les religions asiatiques que, quand il y a quelques années son médecin lui a révélé une maladie rare en Occident mais assez répandue en Asie, il a compris qu’il était enfin devenu un vrai bouddhiste. Malgré tout, il ne s’est jamais débarrassé de cette grosse pierre que sa mère lui avait apportée à Montréal. Toute son œuvre est publiée dans des éditions québécoises, une manière d’être fidèle au pays qui l’avait accueilli quand il fuyait le dictateur, depuis Textes interdits jusqu’à Textes en croix en passant par Inaltérable. Justement, il écrit dans Inaltérable ces vers qui rappellent le parcours du guerrier samouraï qu’il est devenu au fil du temps : “Une marche furieuse de gestes rompus/Du plus tendre bégaiement au plus obscur du cri/Celui qui te ressemble tenant la tête tranchée/A l’ancienne manière des hommes et des croix/Mes entrailles bandées sur ta girouette/Devant la mer désaxée.”
Quant à Claude Pierre, on se souviendra de lui parce qu’il a annoncé d’une certaine manière sa mort : “Sans trop s’y attendre, au seuil de l’été, en pleine canicule, un vigoureux loa Petro (dieu du vaudou) aux éperons d’or a fait irruption dans le sang fringant et la cervelle de mon île devenue folle mais folle à lier.”
Ce qu’il faut savoir, c’est que cette étrange ville aux poètes si singuliers est aussi le fief des Chassagne – peut-être la source de cette fantaisie qui caractérise Régine.
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