Comment écrire après la mort de Paul Otchakovsky-Laurens ? Comment retrouver le désir ?, s’interroge l’auteure de Love Hotel ou du récent Trouville Casino, éditée par P.O.L depuis près de vingt ans.
Ces derniers jours, il a fait un temps éclatant, sur ce bord de mer, et pour la première fois depuis longtemps cette lumière splendide, cette promesse d’été, me donnent un vrai bonheur.
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Il y a trois mois, je me souviens que le beau temps était brusquement revenu, plus tôt que prévu (ou bien était-ce plus tôt ?). Plus intense de ce qu’il suivait une période de neige et de froid tardif, et voilà qu’à la mi-mars les oiseaux chantaient dans le soleil qui chauffait la courette, devant ma fenêtre.
Tout semblait annoncer des jours plus beaux encore et à venir, plus chauds, plus ensoleillés. Mais ce début de janvier me paraissait si proche encore, je ne me sentais pas prête à accueillir ce genre de joie. Mon corps était encore lesté par la peine. Je voulais me réjouir et je ne savais pas comment faire.
La mort de Paul Otchakovsky-Laurens s’intercalait sans cesse. Je ne me réveillais plus la nuit dans l’accident de voiture, mais la pensée de son absence était là constamment, et c’était une pensée dont je ne savais pas comment me débrouiller.
La première fois que je vis un deuil si collectif
C’est la première fois que je vis un deuil si collectif. D’habitude, je ne parle jamais de mes deuils. Je garde ça pour moi. Ma parole se bloque. Mais là, cette mort, c’est de notoriété publique ; et ce chagrin, nous sommes tant à le ressentir, même si c’est forcément chacun à notre façon, que je me suis mise à en parler dès que je croisais un ami ou une amie un peu lointains et qu’il ou elle me demandait Alors, comment ça va.
Je parlais de Paul, je ne pouvais pas m’en empêcher. Ils savaient déjà, ils me disaient oui, qu’ils avaient pensé à moi quand ils avaient appris. Je ne le garde pas pour moi, cette fois. Je dis ma peine, c’est la première fois que je la dis, que je peux la dire puisqu’elle est connue, qu’elle est devinée. C’est la première fois que je la dis, mais je ne suis pas sûre que ça aide. Je reste avec cette peine sur les bras.
J’avais le sentiment aussi que le fait que cette peine soit si collective, qu’on soit si nombreux à être dans le chagrin, ça ne m’aidait pas tant que ça. Ça nous fédère, ça nous soude ; mais cela ne la divise pas pour autant entre nous, cette peine, elle reste entière pour chacun.
Mais pourtant si, parfois, cela aide. Par exemple, il y a deux jours, une auteure de la maison m’a dit qu’elle avait senti Frédéric Boyer heureux malgré tout, et combien c’était important qu’il le soit. Oui. C’est vrai. C’est important. Et cette phrase m’aide énormément.
Il faut aller vers la joie
Elle va vers la suite, vers la joie possible de la suite. Vers l’énergie. Vers l’aventure nouvelle. Paul voulait que ce soit Frédéric, et c’est aussi un cadeau qu’il lui faisait. Il faut aller vers ça, vers la joie, non pas une joie volontariste, mais une joie simple, une joie la plus simple possible.
Tous ces derniers mois quand je m’asseyais à ma table, j’ouvrais mes fichiers en cours, et souvent je ne trouvais pas la force de continuer. Quand j’y parvenais, chaque ligne était douloureuse à écrire, parce que pour chacune, je savais qu’elle ne serait pas lue par Paul. C’était une pensée qui me vrillait.
J’étais toute nouée à l’intérieur, le chagrin est une chose vraiment physique, chaque phrase me faisait mal.
Je ne parvenais vraiment à écrire que les courts textes de commande, pas tant parce qu’ils étaient courts que parce que quelqu’un les attendait. Et que cette attente m’aidait.
Comme aujourd’hui.
Mais plus largement, je sens que quelque chose me revient de la joie d’écrire.
Une excursion joyeuse à Villerville
Et que ce séjour y est pour quelque chose.
L’excursion à Villerville, par exemple, joyeuse, menée par Claude, enjouée, vaillante, la découverte de ce petit village dans lequel a été tourné Un singe en hiver, et dont on se réjouissait de reconnaître les rues, l’hôtel, le café. La sensation de marcher dans le film de Verneuil, seulement colorisé.
Et puis cette longue promenade, deux jours plus tard, dans les hauteurs, du côté du camping. Depuis la route j’apercevais les mobil-homes, les arbres et la mer. Je suis entrée, j’ai marché parmi ces maisonnettes posées dans l’herbe. La mer était d’un bleu très doux, presque aquarelle.
On aurait dirait une île suédoise. Ou un décor en miniature d’habitations de la Côte Est américaine, peut-être. Je ne savais plus où j’étais. Les terrasses me fascinaient. Presque des idées de terrasse, simples, sommaires, une balustrade et puis la mer. Parfois une table. Je me voyais bien y écrire. Ce désir-là, puissant, me revenait enfin.
Devant la beauté de la mer et des pins
Je m’imaginais là, avec les phrases qui viennent sous les doigts à cause de je ne sais quoi qui incite à tenter de fabriquer à son tour devant la beauté de la mer et des pins de petits enchaînements de mots fluides et doux à leur façon.
Dans les rares endroits occupés, des scènes de vie surgissaient, des histoires commençaient de se nouer. 1 : Un couple de retraités en camping-car, l’homme lisait dans son siège pliant, la femme vaquait à l’intérieur, un peu de lessive séchait sur un fil devant la mer (inventez les monologues de chacun).
2 : Sur une terrasse, une femme, son mari, un couple plus âgé. Deux hommes sont passés et la femme, grande, maigre, la voix forte, les cheveux teints blond-roux, longs, la cinquantaine abîmée, leur a adressé la parole. Ces deux hommes-là c’était de la chair fraîche, ça mettait du possible à son séjour ici. Elle n’avait pas décidé lequel lui plaisait, toute cette indécision la ravissait, elle jubilait, elle faisait durer la conversation pour que les hommes se sentent autorisés à revenir.
Attendre que les heures passent dans cette utopie de mer
3: Une grande terrasse, protégée du vent par des bâches translucides. Des bouteilles de bière mettaient des taches de couleur verte sur la table de plastique blanc autour de laquelle ils étaient assis à six ou sept, l’une penchée sur une grille de mots fléchés, la plupart entièrement disponibles à la situation, les mains croisées sur le ventre.
J’ai eu envie de m’asseoir parmi eux, d’attendre que les heures passent dans cette utopie de mer et de lumière et d’inactivité, d’apprendre à accepter avec eux qu’on puisse s’installer à une terrasse sans que ce soit pour écrire. Et à la fois, écrire, oui, j’en avais l’envie, ces trois scènes me donnaient des idées de nouvelles, à cause de tous ces mondes qui bruissaient et qu’on devinait au milieu des paysages.
J’ai rêvé de vous, Paul, il y a quelques jours (nous tous – ou presque – à vous vouvoyer, même après tant d’années, cet amour et cette distance à la fois, une distance qui justement savait le prix de la relation, qui était intriquée à la force de l’affection, un vouvoiement qui disait à quel point tout cela était sérieux, vital, qui signifiait la possibilité que vous nous aviez donnée d’exister), et je me suis réveillée sur une phrase que vous me disiez.
Avec votre petit air. Vous me disiez : Allons, Christine, arrêtez de vous plaindre, c’est quand même moi qui suis mort. Vous me le disiez avec votre petit sourire, avec cette façon pudique de donner votre point de vue, vous me le disiez en même temps pour vous ressaisir à l’endroit qui était le vôtre et pour me consoler. Sur le moment, ça ne me consolait pas du tout. Mais en un sens, je comprends ce que vous vouliez me dire.
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