Souvenirs d’une titanesque journée à vélo vers la capitale de l’Europe, au nord toute, par l’auteur de La Théorie de l’information et du récent Eurodance.
On peut faire Paris-Bruxelles à vélo dans la même journée : je le sais, je l’ai fait, c’est horrible.Il faut aller toujours tout droit. Au moindre virage on prend dix kilomètres. J’ai retrouvé Etienne, mon partenaire de vélo à Stalingrad un peu avant 5 heures du matin – un partenaire de vélo, c’est un ami dont on peut supporter la compagnie pendant plus d’une dizaine d’heures, c’est en réalité extrêmement rare. Les gens autour de nous, alcoolisés et amicaux, pouvaient à tout moment décider d’aller se coucher. Ou bien ils avaient pris des drogues pour se supporter mieux. Nous, nous n’avions que nos vélos, il y avait une part de risque. On s’est perdu tout de suite dans Aubervilliers c’était un peu tendu, on s’était trompé de porte, on a pris comme ça un kilomètre idiot – un kilomètre, c’est deux ou trois minutes.
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On avait attendu le 18 juin pour la colossale durée du jour mais le moindre écart nous faisait perdre un jour. On s’est un peu rattrapé en coupant entre les barres par un chemin piéton à Sarcelles et par un escalier à Fosses. On avait enfin quitté Paris, il y avait une brume bienfaisante et il commençait à faire jour. On a passé Senlis sans un regard et on a fait une première pause dans un café de Compiègne.
Je me souviens que j’ai parlé des élections avec la serveuse.
C’est étrange, quand je fais du vélo je me souviens de tout. Il doit y avoir un mécanisme d’apprentissage lié aux mouvements des jambes. C’était le deuxième tour des législatives et je me sentais encore plus libre qu’avec une procuration : mon député avait été élu au premier tour. Mieux qu’à la France de Macron, j’appartenais ce jour à la France qui savait où elle allait et qui n’hésitait plus.
Il faut relativiser bien sûr : j’avais mis cette force au service d’un projet cycliste un peu vain et deux siècle avant moi, Napoléon avait pris le même chemin et mis la même énergie pour aller se faire massacrer à Waterloo.
J’ai un très beau souvenir de la descente sur Noyon. La départementale serpentait autour d’une quatre-voies neuve et il y avait un Buffalo Grill au fond du paysage – ce sont, avec leurs couleurs pures et vertigineuses, un peu les champs de lavande du nord de la France.
Né à Laval, j’ai une sympathie de palindrome pour Noyon, ainsi qu’un intérêt théologique soutenu : c’est la ville de naissance de Calvin, l’homme qui ferait presque passer Luther pour un Borgia, et qui s’est retrouvé remarquablement occulté de l’histoire nationale. La seule mention que j’en ai jamais trouvée c’était une petite plaque, près du Panthéon, indiquant qu’il s’était caché dans un grenier avant de ressurgir à Genève.
C’était d’ailleurs ce qui m’avait le plus marqué la première fois que j’étais allé manger dans un Buffalo Grill : la vertigineuse profondeur, sous leurs toits pentus, de leurs greniers à étages, qui finissaient par une salle de jeu. Il était presque impossible, même pour l’enfant que j’étais, de s’y tenir debout. On y était contraint par le ciel et comme prédestiné. Et il y avait tout là haut une machine à sous dorée qui distribuait des cadeaux en plastique.
Fasciné par Calvin depuis cette étape manquée à Noyon, j’ai lu cet été le livre de Weber sur L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Je n’y ai rien appris que l’architecture intérieure des Buffalo Grill ne m’ait déjà enseigné.
Nous avons prudemment attendu Saint-Quentin pour nous arrêter, à mi-chemin, exactement. La place piétonne était jolie, il y avait des pharmacies et des boutiques d’assurances. Ça correspondait à l’unique chose que je savais de Saint-Quentin : Xavier Bertrand y avait autrefois exercé le métier d’assureur.
La suite n’est pas tellement plus intéressante : beaucoup de lignes droites, quelques éoliennes, un paysage sans intérêt notable, un panneau nous préparant à notre arrivée imminente dans la ville de Matisse – le Xavier Bertrand du Cateau-Cambrésis.
J’y ai bu quatre sirops de fraise d’affilée. Un sirop de fraise qui commençait à avoir le goût du sang. Nous savions que l’heure suivante nous emmènerait sur une longue ligne droite sans espoir de virage. 25 kilomètres de néant, de faux plat, de forêt lancinante.
Tout ce dont je me rappelle, c’est de la dureté du sol de l’allée dans laquelle nous nous sommes endormis – aussi bêtement que des cadavres.
La terre étant ronde et les cartes planes, à moins de remonter le méridien de Greenwich ou de suivre l’équateur, les deux seules lignes non courbes des mappemondes européanocentrée, tout trajet un peu long doit laisser paraître, quand on le projette sur une carte, un léger gauchissement. Le vélo, le plus parfait, le plus analogique des moyens de transport, permet d’éprouver littéralement la rotondité de la Terre. L’expérience était encore amplifiée, cette fois, non seulement par la distance que nous avions à parcourir, mais par cette obligation de rouler durant la totalité du jour terrestre. Le Paris-Bruxelles avait ce jour-là quelque chose d’une distance astronomique.
Cet ombre de la Terre sous la longue ligne droite sur laquelle nous avancions, c’était aussi l’idée de la mort, toujours inévitable quand on trace l’étape future sur la carte ou quand on s’endort à la veille du départ : le sentiment peu agréable qu’on est déjà passé, au feutre noir, sur l’endroit où l’on mourra peut-être.
La vaste opération de dévoilement des fondations de la Terre continuait, puisqu’on avait soulevé toute une partie du sol de Bavay, la dernière ville avant la frontière, pour exhiber les vestiges d’un forum romain.
Le passage de la frontière consistait, lui, essentiellement en un changement de revêtement routier : un pavage serré et sec succédait au grandes coulées basaltiques de la chaussée française.
On devait être déjà dans la banlieue de Mons et le paysage n’avait plus rien à voir avec la désolation paisible des 80 derniers kilomètres.
La Belgique avait le charme ambigu des banlieues riches. Les voitures étaient neuves et les appareillages de brique des maisons étaient d’une régularité reposante.
Une sorte de parade militaire d’hommes habillés comme au temps de Charles Quint nous a accueillis à Mons pendant que mon compagnon vomissait entre deux voitures. On était, à cet instant, ni à la Renaissance ni en 2017, ni dans la réalité abrupte, ni dans une reconstitution historique. Le temps n’existait pas, il n’y a avait que le soleil, lourd et exact, qui tombait à notre gauche, et l’espace qui nous réclamait encore 60 kilomètres d’efforts.
Il y a des pistes cyclables partout en Belgique. C’est d’une extrême délicatesse, et c’était, dans notre état, aussi vital que des transfusions en intraveineuse.
Nous avons passé un canal et retrouvé des lotissements paisibles.
La Belgique ne ressemblait pas à un pays mais à une ville à la campagne.
Un rallye routier beau comme une planche pleine page de Franquin ou d’Hergé se finissait dans un village.
Nous devions nous arrêter pour trouver de l’eau de plus en plus souvent et la nuit tombait de plus en plus vite.
Nous avons vu le crépuscule sur la crête de la longue nationale qui nous a fait entrer dans Bruxelles.
Il était presque 23 heures. Il me manquait, arrivé à l’hôtel, deux kilomètres pour atteindre les trois cents. J’ai tourné euphorique dans les rues piétonnes.
Dix minutes après, je m’étais endormi.
Je n’étais pas venu à Bruxelles depuis plus de vingt ans. La ville s’est manifestée d’un coup dans la salle panoramique où était servi le petit-déjeuner. Pleine de clochers et de tours et plus joyeuse qu’aucune autre ville du monde. Aérienne et baroque.
C’est une ville du sud, m’a confirmé mon compagnon d’échappée. C’était merveilleux de le découvrir ainsi, après 300 kilomètres à rouler vers le nord.
Dernier ouvrage paru Eurodance (Gallimard).
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