Implacable et déconcertant, “Un livre de martyrs américains”, le nouveau roman de Joyce Carol Oates, sonde la psyché américaine et montre comment on peut commettre le pire en croyant faire le meilleur.
Certains livres ont parfois cette chose extraordinaire qu’ils vous amènent à changer de point de vue sur une question fondamentale. Tel est le cas du dernier roman de Joyce Carol Oates.
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Un livre de martyrs américains a pour sujet un meurtre sordide, comme il y en a de plus en plus depuis quelques années outre-Atlantique : le 2 novembre 1999, Luther Dunphy prend la route du Centre des femmes d’une petite ville de l’Ohio et tire sur le docteur Augustus Voorhees, l’un des médecins de l’hôpital qui pratique l’avortement.
Ce qui a amené ce père de famille à devenir un fanatique “Pro-Life”, comme le disent les Américains, occupe la première partie de ce roman-fleuve. Ces réunions, auxquelles il assiste, d’un groupe d’extrémistes (“Operation Rescue”) galvanisés par un prêtre défroqué, prêchant la “défense des sans défense”, de ces “enfants tués par le médecin avorteur”.
Remontée aux couches enfouies du passé traumatique
Rencontrée à Paris en 2016, l’écrivaine américaine nous confiait au sujet de Marilyn Monroe, dont le destin tragique lui inspira son extraordinaire roman Blonde : “Quand vous travaillez sur des gens qui ont eu une vie tragique, il vous faut voir le moi profond de la personne qui vous intéresse. Cette part d’elle qu’elle-même ne peut pas voir.”
C’est exactement ce qu’elle fait ici, remontant comme une spéléologue jusqu’aux couches les plus enfouies du passé traumatique de son personnage. Les racines du mal, un père tortionnaire, une sexualité honteuse associée à une violence pathologique, puis la mort de sa fille dans un accident de voiture, alors qu’il était au volant.
Deux points de vue pour la même histoire
La seconde partie du roman détaille, comme sait si bien le faire Oates, la même histoire considérée d’un tout autre point de vue : celui de la famille du docteur assassiné. Les lettres d’insultes anonymes quotidiennes, les agressions de ses enfants.
Même le procès du tueur se transforme en cauchemar pour cette famille-là : il devient, pour une partie de l’opinion et du jury, le procès de l’avortement et de leur père “fautif”. Ce sont ainsi deux camps ennemis, irréconciliables (quoique, il faut lire jusqu’au bout) qui s’affrontent sur cette question de l’avortement. Exactement comme cela se passe, à l’heure actuelle, aux Etats-Unis.
Une forme d’écriture à bâtons rompus
Le livre n’est pas sans défauts, notamment dans sa manière de surligner, de s’étendre parfois sur plusieurs pages sur ce qui pourrait être dit en quelques phrases. Travers caractéristique des auteurs prolifiques, qui écrivent forcément un peu rapidement.
Mais c’est aussi ce qui fait le charme de Joyce Carol Oates, cette forme d’écriture en roue libre, à bâtons rompus, bien que parfaitement orchestrée et réfléchie, dans sa structure et sa dramaturgie. Reste enfin sa capacité remarquable à retranscrire, à travers le personnage de Luther, les chemins les plus obscurs de l’âme humaine, ce qu’elle a de misérable autant que ce qu’elle a de touchant.
On peut, en ce sens, comparer Joyce Carol Oates à Fiodor Dostoïevski. Aussi ambitieux et profond que Crime et Châtiment, ce Livre de martyrs américains redonne au plus dangereux des criminels sa part d’humanité.
Un livre de martyrs américains (Philippe Rey), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 864 p., 25 €
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