Michel Houellebecq est né à La Réunion en 1958. « La Carte et le Territoire » est son cinquième roman.
Sur son site web, Plomberie en général se proposait de « faire entrer la plomberie dans le troisième millénaire » ; ils pourraient commencer par honorer leurs rendez-vous, maugréa Jed vers onze heures, circulant sans parvenir à se réchauffer dans l’atelier. Il travaillait alors à un tableau de son père, qu’il devait intituler L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise ; inévitablement, l’abaissement de la température allait ralentir le séchage de la dernière couche. Il avait accepté comme chaque année de dîner avec son père le soir de Noël, deux semaines plus tard, et espérait en avoir terminé avant ; si un plombier n’intervenait pas rapidement, ça risquait d’être compromis. A vrai dire dans l’absolu ça n’avait aucune importance, il n’avait pas l’intention de faire cadeau de ce tableau à son père, il voulait simplement le lui montrer ; pourquoi est-ce qu’il y attachait, d’un seul coup, tant d’importance ? Il était décidément à bout de nerfs en ce moment, il travaillait trop, il avait commencé six tableaux en même temps, depuis quelques mois il n’arrêtait plus, ce n’était pas raisonnable.
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Vers quinze heures, il se décida à rappeler Plomberie en général ; ça sonnait occupé, constamment. Il réussit à les joindre un peu après dix-sept heures ; l’employée du service clientèle argua d’un surcroît de travail exceptionnel dû à l’arrivée des grands froids, mais promit quelqu’un pour le lendemain matin, sans faute. Jed raccrocha, puis réserva une chambre à l’hôtel Mercure du boulevard Auguste-Blanqui. Le lendemain il attendit de nouveau, toute la journée, l’arrivée de Plomberie en général, mais aussi celle de Simplement plombiers, qu’il avait réussi à joindre dans l’intervalle. Simplement plombiers promettait le respect des traditions artisanales de la « haute plomberie », mais ne se montrait pas davantage capable d’honorer un rendez-vous. Sur le tableau qu’il avait fait de lui, le père de Jed, debout sur une estrade au milieu du groupe d’une cinquantaine d’employés que comptait son entreprise, levait son verre avec un sourire douloureux. Le pot de départ avait lieu dans l’open space de son cabinet d’architectes, une grande salle aux murs blancs, de trente mètres sur vingt, éclairée par une verrière, où alternaient les postes de conception informatique et les tables à tréteaux supportant les maquettes en volume des projets en cours. Le gros de l’assistance était composé de jeunes gens au physique de nerds – les concepteurs 3D. Debout au pied de l’estrade, trois architectes d’une quarantaine d’années entouraient son père. Selon une configuration empruntée à une toile mineure de Lorenzo Lotto, chacun d’entre eux évitait le regard des deux autres, tout en essayant de capter le regard de son père ; chacun d’entre eux, comprenait-on aussitôt, avait l’espoir de lui succéder à la tête de l’entreprise. Le regard de son père, fixé un peu au-dessus de l’assistance, exprimait le désir de réunir une dernière fois son équipe autour de lui, une confiance raisonnable en l’avenir, mais surtout une tristesse absolue. Tristesse de quitter l’entreprise qu’il avait fondée, à laquelle il avait donné le meilleur de ses forces, tristesse de l’inéluctable : on avait de toute évidence affaire à un homme fini.
En milieu d’après-midi, Jed essaya en vain, une dizaine de fois, de joindre Ze Plomb’, qui utilisait Skyrock comme musique de mise en attente, alors que Simplement plombiers avait opté pour Rire & Chansons.
Vers dix-sept heures, il rejoignit l’hôtel Mercure. La nuit tombait sur le boulevard Auguste-Blanqui ; des SDF avaient allumé un feu sur la contre-allée.
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