Partis en Ukraine sur la piste de lieux qui ont vu la guerre, l’écrivain et le photographe arpentent l’histoire du pays, interrogent des survivant·es, désenfouissent les stigmates d’une violence humaine impossible à circonscrire… Entre texte et photos, un livre contre l’oubli.
Face à la guerre, la littérature et les images arrivent souvent à contretemps, comme… après la bataille. Cet après ne signifie pas qu’il n’y ait rien à écrire ou rien à voir de lui ; au contraire, le retard convoque les mots et le regard de celles et ceux qui cherchent à déplier le temps sous l’épaisseur des événements enterrés.
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Soixante-dix ans après les massacres de Babi Yar et cinq semaines après ceux de Boutcha, l’écrivain Jonathan Littell et le photographe Antoine d’Agata ont relevé ce défi de raconter et de voir ce qui n’est plus, “mais qui sourd de partout”, à l’occasion de plusieurs séjours en Ukraine dès le printemps 2021, avant même l’invasion russe en février 2022.
Aspirés par l’histoire tragique de Babi Yar, les deux reporters s’étaient rendus dans ce quartier périphérique de Kiev où, en 1941-1942, dans un ravin comblé après la guerre, les nazis avaient exécuté 100 000 personnes, dont 60 000 Juif·ves, avant même le lancement de la “solution finale”. D’une série de crimes de guerre (à Babi Yar) à une autre (à Boutcha, petite ville où eurent lieu en février 2022 des centaines d’exécutions de civil·es ukrainien·nes), ce récit hanté entremêle l’analyse de deux massacres éloignés dans le temps mais proches dans l’espace (la banlieue de Kiev) à partir d’un même geste éthique : donner accès à la violence guerrière des nazis et des soldats russes à partir de ruines, de rues désertées, de corps enfouis.
“Un trou noir dans la pensée”
Discutant avec des Ukrainiens des tortures qu’ils ont subies, Littell interroge le mystère de la violence et ne cède pas à la tentation trop simple d’assimiler les bourreaux russes à de simples fous, préférant parler d’une méthode décidée au sommet de l’État russe et visant à terroriser les civil·es.
“Si je m’efforce d’imaginer un homme torturant à mort un autre homme, puis le laissant sans même l’achever pour aller se régaler d’une salade à la mayonnaise tout en échangeant des plaisanteries salaces avec ses camarades, je me retrouve face au vertige, un trou noir dans la pensée cerné d’un horizon des événements infranchissable, près duquel toute idée vire au rouge avant de disparaître, happée sans retour”, écrit Littell.
Où la dureté des images s’ajuste au vertige des mots
“Je pourrais par exemple me dire : cet homme est un anormal […] Non, l’homme qui a fait cela est un homme normal. Il a eu une enfance, heureuse ou non, il est allé à l’école, il a joué, exploré des forêts, cueilli des champignons avec sa mère ou pêché avec son père, il est tombé amoureux, il a eu des enfants, qu’il aime et protège comme tout le monde. C’est un homme ordinaire, un homme comme vous et moi.”
L’enjeu du texte, très dense, de Littell et des photographies, puissantes, de d’Agata tient à cette volonté d’excaver de la “mémoire grise, spectrale, cachée” toutes les traces possibles d’“endroits inconvénients”, antres de massacres de masse.
“Arpenter, inventorier, photographier, décrire. Jour après jour, saison après saison. Parfois seuls, parfois ensemble” : à travers ces gestes précis, le récit alterne des analyses de l’histoire de l’Ukraine, reposant sur les livres de Timothy Snyder et de Serhii Plokhy (qui vient de publier chez Gallimard La Guerre russo-ukrainienne), des rencontres avec des Ukrainien·nes en résistance, des traversées de paysages dévastés… où la dureté des images (salles de torture, morgues, fosses communes, immeubles en ruine) s’ajuste au vertige des mots. Babi Yar et Boutcha expriment, “si ce n’est le monde entier, en tout cas une certaine dimension du monde” bien plus vaste que ce qui s’y dévoile.
“Peut-être pourrait-on encore en dire que c’est une monade ?”, suggère Littell, rappelant que Gilles Deleuze, dans son cours sur Leibniz, définissait la monade comme “un sujet en tant qu’il exprime la totalité du monde”.
La beauté du livre tient à cette façon de mettre les cendres de cette terre de sang dans une urne littéraire
Si les deux villes incarnent cette possibilité éternelle d’une destruction de l’humanité par elle-même, Littell et d’Agata soulignent aussi que Babi Yar et Boutcha sont à peine des lieux, puisque rien ne s’y dévoile en dehors de ce que l’on cherche à y découvrir et que rien ne s’y voit en dehors des traces que l’on y recueille, comme on recueillerait des paroles de fantômes. À Boutcha, il ne reste aucune trace des tueries ; il a suffi de quelques semaines pour enterrer les corps et nettoyer les rues. “Tout était déjà souterrain, caché, en voie d’effacement” lorsqu’ils sont arrivés.
Faisant de cet effacement le ressort d’une quête et d’une conscience historique, appliquée autant au présent qu’au passé, Littell et d’Agata documentent, en vrais esthètes du désastre, l’histoire de la violence qui accompagne le destin des Ukrainien·nes, aujourd’hui terrorisé·es par l’armée russe. La beauté du livre, logée dans sa tristesse même, tient à cette façon aussi délicate que frontale de mettre les cendres de cette terre de sang dans une urne littéraire, où rien ne s’oublie, où tout saisit le regard, effaré.
Un endroit inconvénient de Jonathan Littell et Antoine d’Agata (Gallimard), 352 p., 21 €. En librairie le 5 octobre.
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