Dirigé par Gisèle Sapiro, le Dictionnaire international Bourdieu décline en 600 notices l’œuvre monumentale du sociologue engagé, dont la pensée suscite toujours disputes, réflexions et vocations. Un ouvrage qui fera date.
La dispute a éclaté au milieu du mois d’octobre 2020. Dans un portrait que Libération consacre au philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, qui vient de publier un essai retentissant (Sortir de notre impuissance politique, Fayard), Bernard Lahire sort la sulfateuse : “Il se réclame de Bourdieu, mais celui-ci fustigeait les ‘matérialistes sans matériau’ et lui aurait conseillé de mener des enquêtes.” Les profanes découvrent alors que la sociologie est un univers impitoyable – d’aucuns diraient que c’est “un sport de combat”.
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En réponse à cette attaque, Didier Eribon, qui fut un interlocuteur intellectuel de Bourdieu, publie un billet salé sur ses réseaux sociaux. Il reproche à Lahire d’“annuler tout simplement la démarche sociologique au nom d’une idéologie du ‘terrain’, du ‘matériau’, de ‘l’enquête”. Sa conclusion façon Règlements de comptes à O.K. Corral est sans appel : “Cela n’a rien à voir avec ce que faisait Bourdieu, et on a le droit – et même le devoir – de se donner une définition plus haute, plus exigeante, de ce qu’est la sociologie.”
Une pensée qui fait débat
Cette polémique autour de l’héritage de Pierre Bourdieu (1930-2002) en dit long sur son statut de figure tutélaire pour un grand nombre de sociologues, dont une toute nouvelle génération. “C’est le sort des grandes œuvres d’être disputées et réappropriées, parce qu’elles deviennent des références”, constate Gisèle Sapiro, qui a supervisé l’impressionnant Dictionnaire international Bourdieu, qui vient de paraître aux éditions du CNRS.
“Pendant longtemps, c’est une pensée qui a été réprimée en France dans beaucoup de départements de sociologie, mais les étudiants continuent à la redécouvrir.” Pour les autres, ses contempteur·trices – au premier rang desquel·les Gérald Bronner –, Bourdieu demeure un contre-modèle urticant et l’incarnation d’un dévoiement de la discipline. “Depuis les années 1990, ces deux tendances ont toujours existé, et on nous reprochait déjà en bloc, en tant que bourdieusiens, de faire de l’idéologie et pas de la sociologie”, observe l’ancienne élève de Bourdieu qui a dirigé sa thèse.
Sa mise au jour des mécanismes de domination, qui fait voler en éclats le mythe de la méritocratie, suffit à susciter l’ire des gardiens du temple sociologique
L’intellectuel béarnais ne prend pourtant pas fréquemment position politiquement dans son séminaire. Mais sa mise au jour des mécanismes de domination, qui fait voler en éclats le mythe de la méritocratie, suffit à susciter l’ire des gardiens du temple sociologique. Les adversaires de l’auteur des Héritiers (1964), écrit avec Jean-Claude Passeron, et de La Distinction (1979) refusent d’en prendre acte :
“Ils se tournent vers les notions de légitimité et d’autorité, pensant qu’elles sont naturelles et bien fondées, alors que tous les travaux de Bourdieu ont montré que les inégalités de dispositions héritées et acquises, de capital économique, culturel, social et symbolique sont le fondement d’un arbitraire de la domination, et de la capacité d’imposer des hiérarchies symboliques et des identités légitimes. La compréhension de ces mécanismes permet de les surmonter”, analyse Gisèle Sapiro.
Un engagement social
Il fallait bien une somme de 1000 pages, constituée de plus de 600 entrées rédigées par 126 auteur·es internationaux·ales pour y voir plus clair dans le legs de cet intellectuel prolifique dont l’œuvre, devenue classique, fait encore débat. Qui, parmi ses pairs, peut en effet se targuer d’avoir fait passer dans le langage presque courant des concepts aussi éloquents que “capital culturel”, “distinction”, “habitus”, “intellectuel collectif”, “noblesse d’Etat” ou encore “violence symbolique”, en dépit de leur abstraction ?
Réunissant les meilleur·es spécialistes (parmi lesquel·les Frédéric Lordon, Laurent Jeanpierre, Frédérique Matonti, Bernard Pudal ou encore Franck Poupeau), ce dictionnaire ravive le souvenir incandescent d’un intellectuel engagé, pour qui la sociologie ne pouvait être que critique – en rupture avec l’école d’Alain Touraine ou de Raymond Boudon.
“Il voulait mettre des données scientifiques ou des résultats de recherches à dimension critique à disposition du mouvement social” Gisèle Sapiro
C’est pourquoi son nom résonne toujours bien au-delà de l’enceinte de l’université. Il est associé – sans que ces entités soient réductibles à lui – au Monde diplomatique, aux éditions Raisons d’agir (qu’il a fondées en 1996), à l’association Acrimed (Action critique médias), à l’émission de Daniel Mermet sur France Inter, Là-bas si j’y suis, ou encore aux documentaires de Pierre Carles, dont le fameux La sociologie est un sport de combat (2001).
“Puisque l’Etat et les entreprises avaient recours à des expertises pour étayer leurs politiques néolibérales, il voulait mettre des données scientifiques ou des résultats de recherches à dimension critique à disposition du mouvement social, et rectifier des contre-vérités diffusées par ce discours néolibéral”, résume Gisèle Sapiro.
C’est ainsi qu’en 1995, quand le débordement général a lieu lors des grandes grèves contre la destruction de l’Etat social, Bourdieu met son crédit scientifique et sa notoriété médiatique au service du mouvement. En 1997, dans un numéro des Inrockuptibles, il participe avec Arnaud Desplechin à “l’appel à la désobéissance” lancé par de jeunes cinéastes contre une loi criminalisant l’hébergement d’étrangers en situation irrégulière. L’année suivante, il sera notre premier rédacteur en chef invité. Qu’il suscite des vocations aujourd’hui, à l’ère où l’extrême droite semble avoir gagné le cœur de l’attention médiatique, ne peut que nous réjouir.
Dictionnaire international Bourdieu, sous la direction de Gisèle Sapiro (CNRS Editions), 1000 p., 39 €
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