Tout droit sorti des bouillonnants cerveaux des créateurs de la série télé culte Twin Peaks, un guide allumé et réjouissant permet d’explorer cette bourgade américaine imaginaire.
Selon un agent du FBI adepte des méthodes de déduction tibétaines, c’est “l’endroit où les tourtes aux cerises vont quand elles meurent” – un paradis pour pâtisseries, une Mecque du café noir, une terre promise pour amis des oiseaux de nuit et le lieu de pèlerinage favori des fans de fictions à rebondissements. Longtemps avant le New Jersey mafieux des Soprano, le Los Angeles morbide de Six Feet under ou le Miami meurtrier de Dexter, une curieuse bourgade de l’Etat de Washington est en effet devenue l’endroit de rêve des gens pour qui les séries télé ne prennent jamais vraiment de vacances.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Une destination ignorée des agences de voyage, mais dotée d’un guide touristique tout ce qu’il y a d’officiel, Twin Peaks, Access Guide to the Town, dont David Lynch et son complice Mark Frost supervisèrent en 1991 l’élaboration. Début 1989, une petite ville de la région de Seattle, Snoqualmie, accueille l’équipe de tournage de la première série culte de l’ère moderne, Twin Peaks. Bientôt, elle se retrouve envahie par une nouvelle race de visiteurs, en quête d’une “sacrée bonne tasse de café”, d’un échange de vues avec une mystérieuse “femme à la bûche” ou d’un ornithologue suffisamment éclairé (illuminé ?) pour leur expliquer pourquoi “les hiboux ne sont pas ce qu’ils paraissent”.
Ces touristes du troisième type ont un surnom, les “Peaks Freaks”, des goûts musicaux très arrêtés (ils ne jurent que par Angelo Badalamenti, le magicien qui sait si bien faire danser les nains) et un gourou, David Lynch. Mais comme Snoqualmie n’est qu’un assez pâle substitut du lointain Twin Peaks, Lynch et son collaborateur Mark Frost décident de donner un peu de chair à leur fantasme de petite ville. En résulte un indispensable guide d’accès, qui fourmille de renseignements sur le lieu de naissance de Laura Palmer – et, donc, sur ce qui se trame sous le chef argenté de son créateur.
Publié juste avant le tournage du film Fire Walk With Me (1992), le livre se situe aux antipodes de ce prequel convulsif. Ici, pas l’ombre d’un père incestueux, absence notable de tout assassin capable de se réincarner à l’infini, embargo sur le sexe (quoique…) et sur les drogues, le seul hallucinogène ayant présidé à la rédaction de l’ouvrage étant une bonne dose de douce dinguerie – on apprend ainsi qu’en 1892, un Mark Twain en goguette à Twin Peaks y entendit les hiboux hululer son nom comme si son “âme leur appartenait déjà”, tandis que, dix ans plus tard, un Oscar Wilde voyageant à dos de mulet ramena de sa visite des futaies locales un goût prononcé pour les bûcherons.
Une ville de l’enfance éternelle
D’entrée, Lynch et Frost mettent les choses au point : leur Twin Peaks ne compte pas 51 201 habitants (chiffre imposé par la chaîne de télé ABC, qui craignait qu’un bled trop paumé n’effraie les spectateurs) mais bel et bien 5120,1 autochtones – la nature du dixième d’âme excédentaire n’étant, il va sans dire, jamais précisée. Une véritable “small town” donc, qu’un service d’autobus au nom crânement aérodynamique (le Missoula Missile) relie quatre fois par jour à la ville du Montana où David Lynch agita son premier hochet.
Une ville de l’enfance éternelle, qui tire son nom d’une blague potache (les “pics jumeaux” figurant une des poitrines alpestres qui firent la fortune des sosies de Jayne Mansfield), s’enorgueillit de records protosimpsonesques (il s’y consomme “plus de doughnuts par habitant” que dans toute autre ville des Etats-Unis) et offre en guise de divertissements des concours de jet de troncs de sapin ou d’imitateurs de l’appel nuptial du caribou. En descendant du bus de Missoula, le visiteur de Twin Peaks se voit proposer un moyen de transport assez peu orthodoxe. Deux frangins empailleurs opèrent en effet au sein de l’entreprise Tim & Tom’s Taxi-Dermy, le chauffeur étant aveugle et son télépathe de frère le guidant depuis le siège arrière. Ce conducteur dans le noir (au handicap duquel fait écho le conseil donné aux visiteurs de la Caverne aux hiboux : “Fermez les yeux et pensez à des trucs”), c’est Lynch lui-même, l’homme qui voit les forêts septentrionales avec les yeux du coeur et sollicite les papilles gustatives et l’ouïe autant que le regard du lecteur.
De la recette de l’indémodable cherry pie à l’intégrale des chansons du juke-box du Double R Diner – sélections conseillées, K2 (Rock and Roll Girls de John Fogerty) et EE 4 (Sweet Dreams de Patsy Cline) –, le “guide d’accès” offre ainsi l’occasion de se perdre dans l’imaginaire d’un enchanteur majeur, qui, si on en croit le portrait de son alter ego Dale Cooper/ Kyle MacLachlan, aurait pu être “magicien ou mystique” si ses talents de tireur d’élite n’en avaient fait une recrue de choix pour le FBI. Un tireur d’élite aux yeux clos, dont le précieux petit livre fait mouche à chaque page.
Twin Peaks, Access Guide to the Town de David Lynch, Mark Frost et Richard Saul Wurman (Pocket Books), en anglais, 112 pages, environ 24,95€
{"type":"Banniere-Basse"}