À l’occasion de la diffusion de la série “The Feud Capote vs les cygnes”, qui avait déjà fait l’objet d’un film, nous revenons dans cette archive de 2006 sur l’histoire de l’écrivain, de son roman inachevé qui mit le feu aux poudres entre lui et ses riches amies.
Comment Truman Capote a écrit “De sang-froid”, retranscription scrupuleuse d’un fait divers criminel : c’est le sujet d’un film rigoureux et glaçant. Retour sur un écrivain obsédé par les médias, célèbre pour ses mondanités et qui a enfanté une œuvre terrible dont il ne s’est jamais remis.
Truman Capote s’appelait en fait Truman Streckfus Persons, du nom de son père qui se tira alors qu’il avait 4 ans, en 1928. Il choisit de porter le nom de son beau-père, un certain Capote, homme d’affaires cubain que sa mère épousa alors qu’il avait 10 ans, quand il signa sa première nouvelle publiée en 1945 dans le magazine Mademoiselle. En anglais, Persons signifie “personnes”. Comme si Truman était à l’avance désigné à être pluriel, à incarner des “personnes” et à chercher à s’incarner en elles dans une confusion narcissique, aussi magnifique dans l’œuvre que destructrice dans la vie.
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Toute sa vie, ou plutôt tout au long de ses livres, les “personnes” reprendront le dessus, le nom du père transgressera le nom d’emprunt en palimpseste pathologique : ce sera au fond peut-être ça, son vrai sujet littéraire et le point aveugle, douloureux et incandescent de toute une vie. Truman sera les autres, et à trop les approcher, à trop se mirer en eux, à trop chercher à se (re)trouver en tentant de fixer leurs reflets dans ses romans, il se brûlera bien plus intensément que lui-même et ses proches s’en rendront jamais compte.
C’est ce que montre au fond tout le film de Bennett Miller, en se focalisant sur la période charnière – dans la carrière littéraire de Capote, dans sa vie d’homme, mais aussi dans l’histoire de la littérature américaine – qu’est la conception et l’écriture de De sang-froid 1, le récit d’un fait divers. Capote, qui a alors publié des nouvelles et trois romans, Other Voices, Other Rooms (Les Domaines hantés), en 1948, The Grass Harp (La Harpe d’herbes), en 1952, et Breakfast at Tiffany’s (Petit déjeuner chez Tiffany), en 1958, fait figure de coqueluche de la scène new-yorkaise quand il décide un jour d’écrire sur le massacre d’une famille : le 15 novembre 1959, toute une famille du Kansas, les Clutter, est assassinée par deux tueurs, Perry Smith et Richard Hickock.
Le centre et la force du film, qui n’évite en rien les enquêtes minutieuses que mène l’écrivain pendant des années au Kansas, c’est le lancinant face-à-face entre Capote et l’un des tueurs, Perry Smith, à qui il va s’attacher, et dont il va même peut-être tomber amoureux, selon ses proches. Mais le film fouille une brèche beaucoup plus intéressante : et si Capote avait reconnu en Smith son double, son reflet dans le miroir grotesque de la réalité crue, loin du glamour de sa vie new-yorkaise ? Tous deux gosses de la campagne abandonnés par leurs parents, mal-aimés, livrés à eux-mêmes… “Imaginez un chien que son maître enferme pour sortir, c’était moi enfant”, confiait Capote, que sa mère, une “belle du Sud”, n’hésitait pas en effet à enfermer dans un placard pour sortir, à abandonner à des cousines pendant des années pour aller courir les hommes riches à New York, et qui finira par se suicider.
Capote a peut-être eu juste un peu plus de chance que Perry – sa mère le fera venir à New York chez son nouveau mari riche et l’enverra étudier dans les plus grandes écoles privées –, mais c’est comme s’il rencontrait brusquement, lucidement, loin des Martini dry, des paillettes et des mots d’esprit des soirées de Manhattan, sa part la plus sombre, mais sa part la plus vraie, incarnée face à lui en la personne d’un tueur. Un tueur, c’est ce qu’il aurait peut-être pu devenir, c’est peut-être aussi ce qu’il est, ce qu’est son écriture – une tuerie “de sang-froid”…
L’écriture et le meurtre mis sans cesse en parallèle. Et à la fin du film, quand on voit Capote en crise de dépression, pleurer, incapable de se lever, puis assistant, anéanti, à la pendaison des deux tueurs, on assiste moins à l’angoisse d’un type coupable d’avoir “vampirisé” deux futurs condamnés à mort – en leur ayant fait croire en son empathie alors qu’il ne voulait que leur soutirer, froidement, un maximum de renseignements pour l’écriture de son livre – qu’à celle d’un homme qui se sent en sursis, et qui sait que c’est peut-être aussi lui que la société condamne à mort en condamnant son double, Perry Smith.
Truman est cet autre, et cet autre est Truman. Les deux faces d’une même pièce. Capote, le film, montre constamment ce en quoi l’acte d’écrire, quand il se fonde sur quelque chose de profondément vrai, n’est jamais anodin : ce qu’il révèle de soi et à quel point il peut abîmer. Et le reste de la vie de Capote ressemblera à un long suicide, comme si, dès ce jour-là, il avait endossé l’exécution de ce frère trouble, comme la sienne.
Après, il y aura bien la sortie démente de De sang-froid, son “non fiction novel”, l’invention d’un genre qui allait révolutionner l’histoire de la littérature, la première tentative d’importation du réel et des techniques journalistiques dans le roman. Après, il y aura ses huit millions d’exemplaires vendus, les millions de dollars gagnés et la célébrité planétaire. Après, il y aura aussi, pour fêter son retour dans le New York mondain après ses sept années de travail acharné, sa fameuse soirée “Black and White Ball” au Plaza en 1966, l’événement mondain de la décennie où se croisent toutes les stars de l’époque (Frank Sinatra, Mia Farrow…), vêtues de noir et blanc et pour la plupart masquées.
Il y aura certes tout ça : rétrospectivement, autant de chants du cygne. Parce qu’après De sang-froid, il y aura surtout la drogue et l’alcool, de plus en plus de drogue et de plus en plus d’alcool, des sorties frénétiques au Studio 54 et des gossips, mais en matière d’écriture, presque rien. Un recueil de textes divers, Music for Chameleons (1980), et un vaste roman à clés inachevé, Answered Prayers 2, dont l’un des trois chapitres, “La Côte basque” (du nom d’un restaurant people de NY), paru dans Esquire en 1975, révèle la vie privée de “personnes”, encore, ces autres qui cette fois ne lui pardonneront pas – les Riches et Célèbres de NY, bref, ses amies, ces “cygnes” dont Capote aimait s’entourer, ces femmes de la high society US nommées CZ Guest, Babe Paley ou Lee Radziwill, qui vont dès lors se retourner contre lui et le laisser tomber.
Capote ne s’en remettra pas. Peut-on ériger le gossip en art, dévoiler la vie des autres sans vergogne, transgresser la ligne entre indiscrétions publiques et vie privée ? Cinquante, quarante ans avant nos interrogations sur l’autofiction, l’éthique en littérature et la morale de l’artiste, Capote avait posé, à travers ses gestes littéraires, les questions les plus essentielles de la littérature contemporaine.
Six mois avant sa mort, son ami l’avocat Alan U. Schwartz (qui allait devenir le légataire de son œuvre), informé par son médecin de l’état alarmant de Capote, l’emmène déjeuner dans le restaurant où l’écrivain, chaque matin, prenait quelques “jus d’orange” (composés pour moitié de vodka), pour le mettre en garde. Ce dernier lui répond alors : “S’il te plaît, Alan, laisse-moi partir, je veux m’en aller.” Capote mourra quelques semaines avant son soixantième anniversaire, à Los Angeles, en 1984, chez son amie Joanne Carson. Il venait de passer vingt ans à se droguer, à faire la fête et à passer à la télé. Il venait de passer vingt ans à faire croire à ses amis et à son éditeur qu’il travaillait à son gros roman, Answered Prayers. Ceux-ci eurent beau fouiller ses maisons et bureaux, ils ne trouvèrent rien. Le manuscrit n’existait pas.
En fait, Capote ne pouvait plus écrire. L’écrivain des mythologies américaines – de la violence à la célébrité et au fric –, qui avait essayé de faire du pop art en littérature, était devenu lui-même une mythologie américaine : la caricature de l’écrivain américain, alcoolique, dopé, glamour. Un monstre. Pétri de paradoxes : fidélité (il reste trente-cinq ans avec l’homme qu’il aimait, l’écrivain Jack Dunphy) et trahison. Hybride de deux époques : une installation vivante, “Oscar Wilde meets Andy Warhol”. De Wilde, il avait l’esprit, le goût des riches et du glam, l’homosexualité affichée, revendiquée. De Warhol, l’ambition de faire de l’art avec des événements et des figures populaires.
Ce qu’il n’avait en revanche pas de l’homme à la perruque blonde, c’est le cynisme détaché, la froideur sans affect, la vision des humains (et de lui-même) comme produits de consommation, toutes ces “valeurs” véhiculées par la fin du XXe siècle qui finirent par lui exploser à la figure. Au fond, malgré son acharnement à être de son temps, Truman Capote était un homme d’une autre époque. Et c’est peut-être aussi cela qui l’a tué. ||
1. De sang-froid (Folio), 506 pages, 7 e.
2. Les trois chapitres écrits sont parus en France sous le titre Prières exaucées (Grasset/Les Cahiers rouges), 257 pages, 15 e.
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