Pourquoi Truman Capote n’a-t-il plus écrit de roman après “De sang-froid” en 1966 ? Tentatives de réponses avec la publication en un seul volume de son œuvre et de quelques entretiens.
Le 28 novembre 1966, à 22 heures, cinq cents invités tout droit sortis du Bottin mondain se pressent sous les flashes aux portes du Plaza à New York. Les femmes sont vêtues de robes blanches et d’un masque blanc, les hommes d’un smoking et d’un masque noir : des pions dans un jeu d’échecs organisé par celui qui brille, depuis quelques mois, au firmament des “plus grands auteurs américains”.
A 42 ans, Truman Capote vient de balancer un pavé dans la mare du roman américain : De sang-froid, un livre où tout est revendiqué comme vrai, mu par le désir de son auteur d’inaugurer un genre, le non fiction novel, un roman-document qu’il a passé six ans à écrire, enquêtant minutieusement autour de l’assassinat de la famille Clutter, au Kansas, commis par Perry Smith et Dick Hickock. Certains ont dit qu’il n’avait rien inventé, d’autres qu’il innovait.
Un frère inversé de Salinger
Peu importe. Si Truman Capote reste l’une des plus grandes figures de la littérature contemporaine, c’est que son De sang-froid a influencé et changé la littérature (mondiale) pour des décennies, jusqu’à aujourd’hui : cette vogue de la littérature du fait divers ou des romans mettant en scène des personnages célèbres, sans les fards du roman à clef, c’est à lui qu’on la doit. Mais si sa personne est devenue un mythe, c’est parce qu’il fut une sorte de frère inversé de Salinger : surexposé, animal mondain et médiatique, il n’allait plus écrire, après ce bal masqué, que des bribes de textes – mais plus jamais de roman.
C’est ce que l’édition de son œuvre en Quarto aujourd’hui met cruellement en lumière : après 1966, Capote n’a plus écrit que des nouvelles, une foule d’articles et de portraits de stars (dont celui de Brando, Le Duc en son domaine, magnifique), une novella autour d’une série de meurtres (Cercueils sur mesure), comme s’il cherchait à se parodier lui-même, et trois chapitres de ce qu’il annonçait comme son grand roman proustien, Prières exaucées. Dommage que, dans cette édition, ces trois chapitres – “La Côte basque”, “Des monstres à l’état pur” et “Kate McCloud” – soient placés au rayon nouvelles. Longtemps, Capote prétendit travailler à ce texte ambitieux, mais après sa mort, en 1984, on ne retrouva rien.
Après 1966, il avait passé son temps à voyager, fréquenter ses “cygnes” (ces mondaines richissimes et bien habillées qu’étaient Babe Paley, Marella Agnelli, Gloria Guinness ou Lee Radziwill), passer ses nuits au Studio 54 avec la bande de Warhol, se détruire lentement à grands coups d’alcool et de cocaïne. Devenant ainsi, peu à peu, l’un des plus grands mystères de l’histoire de la littérature américaine : que s’était-il passé en 1966, l’année où il avait basculé de l’état de grand écrivain qui était un peu mondain à celui de grand mondain qui était un peu écrivain ?
Le film de Bennett Miller, Truman Capote (2005), retraçant l’enquête et l’écriture de De sang-froid, avançait une hypothèse : Capote avait fini par se rapprocher de l’un des tueurs, Perry Smith, au point d’en être un peu amoureux, et l’exécution par pendaison de celui-ci le 14 avril 1965 aurait engendré chez lui un tel sentiment de culpabilité qu’il en aurait été paralysé, s’interdisant inconsciemment de s’accomplir en tant qu’écrivain. Il est vrai qu’afin d’achever De sang-froid, il avait dû attendre (souhaiter ?) la mise à mort des deux assassins. Il en sortira dévasté, écrivant à l’un de ses amis :
“Perry et Dick ont été exécutés mardi dernier. J’étais là. Je suis resté avec Perry jusqu’au bout. Il était calme et très courageux. Ça a été une expérience terrible dont je ne me remettrai jamais. Un jour, j’essaierai de t’en parler. Mais, pour le moment, je suis encore trop secoué. Avec les années, je m’étais beaucoup attaché à Perry. Et à Dick aussi.”
Hanté par la pendaison
Son lien à Perry Smith tenait peut-être au fait qu’ils soient, chacun à sa façon, des enfants abandonnés, souffrant de ne pas avoir été aimés par des mères volages. Capote s’était-il ainsi identifié au jeune tueur au point d’y voir un double, une image exacerbée de lui-même, ce qu’il serait devenu s’il n’avait pas écrit ? C’est peut-être sa propre mise à mort qu’il avait vue à travers la pendaison de Perry, se condamnant à hanter le reste de sa vie comme un homme déjà mort, s’interdisant toute possibilité de réincarnation, même et surtout par les mots.
A moins de devenir lui-même un tueur et de flinguer ses amies en révélant leurs secrets les plus intimes dans Prières exaucées. Capote commit l’erreur d’en publier quelques chapitres dans la presse. Dès le premier, “La Côte basque”, du nom de ce restaurant chic où déjeunaient ces femmes de l’upper class, publié dans Esquire, ses amies le boycottèrent – parmi elles, Babe Paley, celle qu’il aimait plus que tout, l’abandonna comme naguère sa mère, réitérant ainsi une forme d’exécution, autant sociale qu’affective, qui sonna le glas de l’écriture de ce roman.
Si l’interprétation psychologique est plausible, reste que ce Quarto nous offre certaines des interviews majeures de Truman Capote, ainsi qu’un texte qu’il écrivit en 1980 au sujet de l’écriture, où puiser une autre hypothèse, plus littéraire celle-ci. Si l’année 1966 s’impose comme un tournant dans la vie de Capote, c’est qu’elle marque, avec De sang-froid, l’apogée de son projet romanesque : “Le facteur qui a motivé ce choix de sujet – à savoir, écrire un compte rendu véridique d’une affaire criminelle réelle – était entièrement littéraire. Ma décision était fondée sur une théorie que je porte en moi depuis que j’ai commencé à écrire de façon professionnelle, ce qui fait déjà largement plus de vingt années. Il me semblait que l’on pouvait tirer du journalisme, du reportage, une forme nouvelle et sérieuse : ce que j’appelais en mon for intérieur le roman-vérité”, déclare-t-il dans une interview.
Le journalisme comme genre littéraire
Le mot “vérité” est déjà lancé, comme un dé à la table d’un casino, car il s’agira bien d’un mot sur lequel Capote joue tout, sa littérature et sa vie. D’où son intérêt grandissant pour le journalisme comme genre pas suffisamment utilisé en littérature, et auquel il voulut associer les techniques narratives du roman pour en tirer un grand livre novateur. Il se mettra à la rédaction de Prières exaucées en 1972 (il en publiera un quatrième chapitre dans la presse, “Une grave insulte pour le cerveau”, qu’il retranchera par la suite), avant de l’abandonner en 1977, traversant une période de dépression personnelle et créatrice :
“Maintenant, quel qu’ait été mon tourment, je ne regrette pas d’avoir subi cette épreuve ; après tout, elle a modifié du tout au tout ma conception de l’écriture, mon attitude envers l’art et la vie et l’équilibre entre celle-ci et celle-là, et la compréhension de la différence entre le vrai et le réellement vrai”, note-t- il dans son texte “Ma vie d’écrivain” (1980).
C’est peut-être cette quête de la “vérité vraie” qui tua peu à peu l’écrivain en lui, confronté à la recherche éperdue d’une utopie impossible – car après tout, qu’est-ce que la vérité, et comment capturer cette chose si mouvante ? “Pour commencer, je crois que les écrivains, même les meilleurs, ‘sur-écrivent’. Je préfère, moi, ‘sous-écrire’.” Ce qui donnera son ultime récit, Cercueils sur mesure, sous-titré “Récit véridique non romancé d’un crime américain”, écrit en 1979 sous la forme simple, radicale, presque warholienne, d’une longue suite d’interviews menées par Capote himself.
Toute sa vie, il avait oscillé entre la fiction et le réel, le glamour et la vérité, enfin, entre les masques et les visages. Après avoir brillé au centre de son grand bal masqué, il n’eut de cesse d’arracher les masques de ses invités, protagonistes d’une tragi-comédie sociale qu’il avait pour projet de révéler, dans toute sa cruauté, dans son génial Prières exaucées, dont on regrettera à jamais qu’il n’ait pas choisi de le finir plutôt que de se diluer dans le journalisme.
Prolongeant en le radicalisant le geste de Proust avec La Recherche, ce roman “n’est pas conçu comme un banal roman à clef, une forme où les faits sont travestis en fiction. Mes intentions sont, à l’inverse, d’abolir les travestissements et non de les élaborer”. Mais pour arracher les masques de toute une société, quel prix faut-il payer ? L’upper class le rejeta, comme la société avait condamné Perry Smith.
Le titre de ce roman, Capote l’avait d’ailleurs tiré d’une phrase de sainte Thérèse d’Avila : “Il y a plus de larmes versées sur les prières exaucées que sur celles qui ne le sont pas.” Quelles furent les prières exaucées de Truman Capote pour qu’il ne cesse de les pleurer ? La fortune, la célébrité, certes, mais il y eut une ultime prière sur l’autel de son art : la mort de Perry Smith. Un visage mort au-dessus d’un nœud coulant, enfin dénué des masques de cette fiction qu’est toute existence, qui l’avait ramené, fatalement, à cette ultime et insupportable vérité : un jour ou l’autre, tout s’arrête.
Œuvres (Quarto, Gallimard), 1 472 pages, 32 €