Dans Une traversée de Paris, Eric Hazan réécrit l’histoire de la capitale au gré de ses souvenirs et de l’histoire du peuple parisien. Une errance habitée par des fantômes littéraires autant que par les traces des barricades.
S’il y a probablement autant de façons de se sentir parisien qu’il y a de Parisiens, il existe quelques voix, plus fortes que d’autres, dont l’écho semble surgir du ventre de la capitale. De son antre. Depuis qu’elle s’est fait entendre dans un livre marquant paru en 2002, L’Invention de Paris – Il n’y a pas de pas perdus (Seuil), la voix d’Eric Hazan, éditeur de La Fabrique, s’affirme comme celle d’un Parisien total, c’est-à-dire comme celle d’un citoyen qui entretient avec sa ville un rapport affectif, historique, mais aussi politique.
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Le Paris dont Hazan se veut l’habitant est autant le Paris des journées de juin 1848 et de la Commune de 1871 que le Paris de son enfance, la ville des écrivains autant que celle des classes populaires. Un Paris de barricades, un Paris bariolé, un Paris de batailles, un Paris de souvenirs.
L’errance à la Walter Benjamin, la dérive à la Guy Debord
Une traversée de Paris prolonge aujourd’hui cette exploration d’une passion urbaine, en la déplaçant vers un genre littéraire ambitieux et déjà balisé : l’errance à la Walter Benjamin, la dérive à la Guy Debord. Sauf qu’ici Hazan sait où il est et où il va, tel un combattant arpentant un territoire dont il connaît tous les secrets, cachés sous chaque pierre. Du sud au nord, d’Ivry à Saint-Denis, l’auteur traverse sa ville, pas à pas, consignant tout ce qu’il observe, laissant remonter ses affects et ses souvenirs à la surface de sa conscience, parfois “à la frontière de l’oubli”.
Si la densité de références historiques citées au fil des pages et des pas peut susciter un certain tournis, à la mesure d’une longue marche se transformant en transe hypnotique proche de la suffocation, le dispositif du récit dépasse la performance d’un érudit affichant avec forfanterie son savoir encyclopédique à la manière d’un Lorànt Deutsch.
Cette traversée est d’abord une expérience littéraire
Plus encore qu’historien, Eric Hazan est ici un écrivain ; il s’inscrit même dans une lignée prestigieuse de promeneurs solitaires, dont l’histoire littéraire est déjà très riche. Autant phénoménologique qu’historique, autant ethnographique que politique, autant documentée que rêvée, cette traversée est d’abord une expérience littéraire.
L’auteur en suggère d’ailleurs lui-même l’idée en avouant au milieu du livre qu’il “entre une part de fiction et même d’invraisemblance dans ce récit”. Car cette traversée est “racontée comme d’un seul tenant, comme si j’avais parcouru le trajet en une seule et même journée, sans m’arrêter pour prendre un café ou me protéger de la pluie, sans jamais m’interrompre pour reprendre le lendemain”.
“Le respect du peuple et le mépris des élites”
Ce n’est sans doute pas un hasard si cette ambition littéraire s’incarne dans le choix, comme étapes de départ et d’arrivée, de deux librairies : Envie de lire, à Ivry, et Folie d’encre, à Saint-Denis. D’une envie à une folie, le parcours qu’emprunte Hazan est bien celui d’un désir de littérature autant qu’un goût pour la villégiature le menant de la porte de Choisy à la porte de la Chapelle.
Au fil de la dérive, le marcheur cite des écrivains adorés – Breton, Benjamin, Baudelaire, Nerval, Balzac, Hugo, Chateaubriand… –, qui “manquent sans doute de variété”. Mais ce qui les relie relève de l’essentiel aux yeux d’Hazan, ce pour quoi il travaille et lutte depuis tant d’années, comme écrivain, éditeur et militant : “le respect du peuple et le mépris des élites”.
Le marcheur regrette ainsi l’embourgeoisement continu des quartiers populaires, notamment sur la rive gauche. “C’est une objective décadence qui a frappé le cœur même de cette rive, entre le jardin des Plantes et la rue du Bac, entre le boulevard Montparnasse et la Seine. Elle a pour toile de fond un transfert de population. Quand j’habitais rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, à la fin des années 1950, des ouvriers vivaient dans le quartier, certes souvent au dernier étage dans de petites chambres avec les toilettes sur le palier, mais ils étaient là.”
“Le peuple n’a pas perdu la bataille de Paris”
S’il ne l’aime plus guère, la rive gauche reste néanmoins le lieu de souvenirs précieux : le territoire des éditeurs (Maspero, Lindon, “des héros du temps de ma jeunesse”) ; le lieu des places, comme Denfert-Rochereau, où il décida une nuit, face au Lion, d’arrêter le métier de chirurgien pour devenir éditeur ; l’espace des rues sublimes comme la rue de Tournon, “l’une des plus belles de Paris, par les bâtiments qui la bordent mais surtout pas son évasement” ; le berceau des brasseries enchanteresses, comme le Balzar, avec “son céleri rémoulade, sa tête de veau et ses pieds de porc panés”, où “les serveurs étaient élégants et amicaux”, où “les lumières des boules faisaient resplendir les femmes”, où l’on “croisait Delphine Seyrig et Roger Blin sortant du théâtre”.
Pour autant, remontant à Saint-Denis, Hazan enregistre la permanence d’une vie populaire par-delà Charonne et Montmartre. Comme rue de la République, bordée d’immeubles ouvriers du XIXe siècle, où l’ambiance est paisible “comme dans une ville d’Orient” et où il se sent chez lui, comme s’il y avait “toujours vécu”.
Ce qu’Eric Hazan perçoit et transmet magnifiquement, ce sont les traces de toutes les “mémorables journées” dont le peuple de Paris porte encore l’héritage. C’est aussi pourquoi, outre un geste littéraire fulgurant, cette traversée forme un geste politique, porté par l’espérance que “le peuple n’a pas perdu la bataille de Paris” et par la certitude que l’insurrection viendra, après le calme et l’aphasie.
Une traversée de Paris (Seuil, Fiction & Cie), 208 pages, 18 €
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