La romancière Emmanuèle Bernheim raconte les derniers mois de son père et comment elle l’a aidé à organiser son suicide assisté. Un récit haletant qui pose à sa façon la question de l’euthanasie.
C’est une question toujours en suspens, reléguée dans le champ flou et incertain du tabou : mettre fin aux souffrances d’un proche, l’aider à mourir par amour, parce que la vie lui est devenue un supplice, qu’elle a perdu la moindre once de sens. En France, qu’il s’agisse d’euthanasie ou de suicide assisté, ce geste reste puni par la loi, assimilé à un homicide involontaire. Seule l’euthanasie passive – les médecins administrent des traitements antidouleur qui peuvent avoir comme “effet secondaire d’abréger la vie” – est autorisée depuis la loi Leonetti de 2005. Pour le reste, le débat continue. À la mi-décembre, le professeur Didier Sicard a remis son rapport sur le sujet à François Hollande. Ses conclusions entrouvrent la porte au suicide assisté. En attendant, chacun se débrouille comme il peut, agit dans l’ombre et l’illégalité. L’angoisse s’ajoute à la peine.
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En 2009, la romancière et scénariste Emmanuèle Bernheim s’est retrouvée confrontée à cette situation. C’est le sujet de son dernier livre, Tout s’est bien passé, récit brut, haletant, des derniers mois de son père. À la suite d’un accident vasculaire cérébral, André, 88 ans, devient hémiplégique. Il a des difficultés à parler, ne peut plus marcher. Lui qui quelques jours auparavant passait encore ses vacances en Grèce se voit soudain condamné à une dépendance intolérable. “Ce n’est plus moi”, insiste-t-il dans un effort épuisant. Et parce que ce n’est plus lui, parce que ce n’est plus une vie, sa vie, il dit un jour à sa fille : “Je veux que tu m’aides à en finir.” Emmanuèle Bernheim écrit : “Je me répète cette phrase, elle sonne bizarrement. Qu’est-ce qui ne colle pas ? ‘Papa’ et ‘en finir’ ?”
À la différence de Martin Winckler avec son dernier roman, En souvenir d’André (P.O.L), qui traitait aussi du suicide assisté, Emmanuèle Bernheim ne s’inscrit pas dans une démarche militante. Elle se contente, mais avec quelle force, de raconter très concrètement ce face-à-face inédit avec une mort programmée, l’incroyable parcours du combattant qui fut le sien pour accéder à la demande de son père et faire respecter ses volontés. Elle raconte l’absurdité bureaucratique, l’organisation clandestine et chaotique du voyage en Suisse pour que son père bénéficie du suicide assisté, autorisé là-bas, l’étrange impression d’être hors la loi, les rendez-vous avec l’avocat pour se protéger en cas de poursuites, l’incompréhension parfois véhémente de certains proches… Elle et sa sœur n’ont même pas pu accompagner leur père à Berne pour être auprès de lui dans ses derniers instants. Trop risqué.
Lorsqu’on rencontre Emmanuèle Bernheim chez son éditeur, c’est la première fois qu’elle parle de ce livre forcément à part dans son œuvre. Pour elle, c’est “un petit séisme” et le lecteur en ressent intensément chaque réplique. Jamais auparavant l’auteur de Sa femme et Stallone n’avait directement parlé d’elle dans un de ses textes. Jamais elle ne s’était exposée de la sorte. Pour elle, l’écriture est un “besoin physique, primaire, comme la faim et la soif”, et elle a éprouvé la nécessité de dire cette histoire. Encore une fois, la sienne, celle de son père, et non pas un témoignage à valeur d’exemple, même si son récit bouscule et heurte des certitudes.
“Avant d’y être directement confrontée, je n’avais jamais réfléchi à la question de l’euthanasie, explique-t-elle. On y pense toujours vaguement pour soi, mais je n’avais pas de réflexion théorique ou éthique sur le sujet. Quand mon père m’a fait cette demande, je savais à quel désir cela correspondait chez lui et je le respectais. Je savais que si je ne l’aidais pas, sa fin allait être atroce. Il aurait essayé de se laisser mourir de faim et aurait horriblement souffert. Je ne pouvais pas le laisser lucide et prisonnier de son corps, avec cette impression de cauchemar de ne plus être soi. Mais je ne savais pas que lui dire oui impliquerait toutes ces difficultés. Je pensais que ce serait beaucoup plus simple. Avec ce livre, je ne prends pas position. La seule chose pour laquelle je milite, c’est la liberté, y compris celle-là, celle de choisir sa mort. Pour mon père, il s’agissait d’un acte libre, et l’accompagner jusqu’au bout de cet acte était capital pour moi.”
À aucun moment le livre ne bascule dans le témoignage édifiant. Tout s’est bien passé est un vrai récit littéraire mais de plain-pied dans le réel, avec ses descriptions de chambres d’hôpital, les plateaux-repas infects, le personnel plus ou moins dévoué mais en nombre insuffisant et l’évocation, au détour d’une phrase, de Vincent Humbert et de Chantal Sébire, noms emblématiques du combat en faveur de l’euthanasie. Le premier, jeune tétraplégique, a demandé à sa mère de l’aider à mourir ; la seconde, atteinte d’une tumeur incurable, avait sollicité auprès de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, le droit à mourir dans la dignité. Deux cas très médiatisés qui ont relancé le débat mais qui ont aussi compliqué la situation. “Avant (la mort de Vincent Humbert et de Chantal Sébire – ndlr), les choses se faisaient comme ça, sans en parler, mais maintenant…”, peut-on lire dans Tout s’est bien passé.
“Mon histoire n’est rien à côté de la leur”, commente Emmanuèle Bernheim. Certes. Mais ce qu’elle a vécu ressemble à une effarante course d’obstacles, aussi tragique que rocambolesque. Son récit en vient même à muter en quasi-thriller, avec la date fixée pour la mort de leur père, Emmanuèle Bernheim et sa soeur Pascale sont dénoncées par une personne qui désapprouve leur choix. Elles se retrouvent au commissariat, interrogées séparément, comme les suspects d’un crime. “J’avais l’impression qu’on était les soeurs Papin. C’était irréel”, se souvient Emmanuèle. Le fait d’écrire cette histoire invraisemblable lui a permis de se la réapproprier.
“Une fois ces événements terminés, j’ai eu l’impression que la mort de mon père m’avait été volée, raconte-telle. Tout était allé si vite, je suis restée tellement bouleversée, incrédule, que j’avais besoin d’écrire pour y croire. Il fallait que je me repasse le film. C’était aussi une façon de faire mon deuil et d’accompagner mon père jusqu’au bout. Et, de façon plus sentimentale, il me manquait. Écrire ce livre, c’était comme le filmer pour le revoir. J’ai mis beaucoup de temps avant de trouver la forme que devait prendre ce texte. Je n’avais jamais écrit à la première personne, mais là ça me paraissait évident. Si j’en avais fait un roman, on aurait trouvé que j’exagérais, et puis ça n’aurait pas été mon père mais un personnage. J’ai commencé par écrire une sorte de rapport un peu glacial des événements mais je m’ennuyais terriblement. Il n’y avait pas d’enjeu d’écriture. J’avais vraiment besoin d’une sorte de bagarre avec les mots, les phrases, avec la tension du texte.”
Cette tension est palpable à chaque page, restituée par le style sec et nerveux d’Emmanuèle Bernheim. Des phrases courtes qui vont à l’essentiel, au plus concret, dans les moindres détails : la sonnerie des ascenseurs, la photo d’un lémurien dans un magazine de salle d’attente, la poussière des travaux devant un hôpital, la mousse d’une bière sur la bouche de sa soeur… On revit avec elle chaque étape. “J’ai toujours eu besoin d’une écriture physique plus que psychologique. J’ai toujours eu besoin d’y être, analyse Emmanuèle Bernheim. C’est pour cela qu’écrire ce livre a été par moments très difficile, parce que j’étais pratiquement en immersion dans ces chambres d’hôpital, devant la souffrance de cet homme. Je n’en pouvais plus, j’étouffais.”
Certains passages se révèlent aussi difficiles à lire parce qu’ils font fatalement écho à ce que l’on a pu vivre soi-même ou à des pensées qui nous terrifient ou que l’on préfère occulter. Pour autant, Tout s’est bien passé, avec ce titre ironiquement positif et réconfortant, n’est pas figé dans la douleur et le deuil. Cela tient en grande partie à la façon dont Emmanuèle Bernheim peint son père, un homme à la fois attachant et insupportable, capable de dire les pires vacheries, manipulateur, irrésistible, insatiable amateur d’art contemporain et homosexuel. De l’homosexualité de son père, Emmanuèle Bernheim ne fait pas toute une histoire. “Je me suis posé la question de l’évoquer ou pas. Mais ça m’aurait paru une telle trahison de ne pas le faire. Nous en parlions très librement.” Cela donne lieu à des scènes formidables de pure tragi-comédie, comme lorsqu’elle imagine, lors de son dernier repas avec son père au restaurant, que David LaChapelle – qui a tapé dans l’oeil d’André un soir à la télévision – va faire irruption et détourner son père de son dessein. Pensée magique dérisoire, absurde, à laquelle on se raccroche lorsque tout est fini ou sur le point de l’être.
L’approche de la mort du père fait aussi remonter des souvenirs d’enfance, respirations du récit. “Assez paradoxalement, tout cela n’était pas sinistre, insiste Emmanuèle Bernheim. Mon père était quelqu’un de très drôle, nous riions beaucoup ensemble. C’est aussi pour ces moments-là que j’ai voulu revenir sur cette histoire. Lui-même ne cessait de dire qu’il ne voulait pas de ‘pleureuses’, refusait de s’attendrir. En fait, je crois réellement avoir eu de la chance. Quand mon père est mort, il n’y avait pas de non-dits entre nous ; notre relation est allée jusqu’à son terme. Pour moi, dans cette mort, il y avait quelque chose de très vivant.”
Tout s’est bien passé (Gallimard), 208 pages, 17,90 €
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