Un livre sur la genèse de son écriture, une exposition au Louvre, un ouvrage sur ses influences visuelles : Jean-Philippe Toussaint, l’un des auteurs les plus transversaux du moment, nous entraîne dans les coulisses de son travail d’écrivain.
On rencontre Jean-Philippe Toussaint quelques jours avant le vernissage de son exposition au musée du Louvre : un hommage visuel à la littérature, composé de photos, d’installations et de vidéos. Cette consécration n’entame en rien la simplicité de l’écrivain belge. Son enthousiasme est contagieux. Il nous entraîne dans l’aile Sully pour nous faire découvrir le chantier de Livre/Louvre, au milieu des pots de peinture et des escabeaux. C’est aussi l’envers du décor qu’il nous invite à visiter avec L’Urgence et la Patience, texte délicat sur son travail d’écriture, à la fois profond et léger, parsemé d’incises drôles ou décalées.
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L’auteur de La Salle de bain et de la très belle trilogie Faire l’amour, Fuir et La Vérité sur Marie évoque ses premiers pas d’écrivain, les auteurs qui ont eu une influence décisive sur lui, ou Crime et Châtiment, lecture fondatrice qui a agi comme une révélation : « ‘Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous’, dit Kafka ? C’est le tranchant scintillant de cette hache – la littérature – que j’ai vu briller pour la première fois dans Crime et Châtiment. » Il tente aussi de mettre en mots le processus de création, alternance de jaillissements et de persévérance. Voyage dans la tête de Jean-Philippe Toussaint, écrivain, cinéaste et plasticien.
D’où vous est venue cette envie de rendre hommage à la littérature, que ce soit dans L’Urgence et la Patience ou avec votre exposition au Louvre ?
Jean-Philippe Toussaint – Dans les premières pages d’Ardoise, Philippe Djian écrit une phrase que j’aime beaucoup : « Il y a cette idée de devoir quelque chose, d’être redevable, d’avoir une ardoise quelque part. » Il est naturel qu’un jour des écrivains disent un mot de la façon dont ils écrivent et de ce qu’ils doivent aux grands auteurs – je pense à En lisant en écrivant de Julien Gracq, à Bric et broc d’Olivier Rolin. Evidemment, on ne fait pas ça à 27 ans. Je porte l’idée d’un « hommage » depuis très longtemps et lorsqu’en 2010, on m’a proposé de concevoir cette exposition au Louvre, je me suis dit que le moment était venu.
Cela me rappelle une phrase de Fuir : « C’était l’occasion, le moment opportun, la faveur ou la saison. » C’est exactement ça. J’ai alors également pensé donner deux livres : l’un, L’Urgence et la Patience, purement littéraire, sans illustration, conçu comme un livre neuf et non un livre de circonstance, pour évoquer la façon dont j’écris, les écrivains que j’admire : Beckett, Kafka, Proust… ; l’autre, sorte de catalogue de l’expo, La Main et le Regard, pensé comme une création plastique presque au même titre que l’exposition elle-même, pour faire le bilan de dix années de réflexion visuelle autour de mes photos, mes films, mes propositions plastiques.
Avec L’Urgence et la Patience, vous invitez le lecteur dans votre fabrique littéraire, comme un artiste ferait visiter son atelier.
J’ai toujours éprouvé une fascination pour le making-of, même si le mot anglais n’est pas très beau. J’ai d’ailleurs titré « Coulisses » toute une partie de La Main et le Regard. Mon long métrage, La Patinoire, racontait déjà le tournage d’un film, je mets mes brouillons sur internet… J’aime que ce soit ouvert, un peu comme les cuisines japonaises. Pour autant, je ne pense pas qu’en montrant les coulisses, je dévoile le mystère de la création, qui de toute façon demeure indicible. Ça démythifie sans désacraliser. Mais je sais que certains écrivains détestent montrer la façon dont ils procèdent. Nabokov, par exemple, emploie des métaphores très déplaisantes à l’égard des brouillons.
Vous donnez des détails à la fois très matériels sur votre façon de travailler – vos bureaux, vos machines à écrire – et des descriptions poétiques de la création, comparée à une immersion dans le monde des abysses. L’écriture se situe dans cet entre-deux ?
Il faut concilier deux notions contradictoires : être précis dans ce que l’on veut dire, pointu, et en même temps exercer une séduction, toujours en essayant d’atteindre une forme la plus simple et limpide possible, sans fioritures inutiles. Cela demande beaucoup de temps, de patience.
L’écriture telle que vous la décrivez, épurée, limpide, ressemble beaucoup à l’écriture poétique… D’ailleurs vous faites souvent référence à Charles Baudelaire.
Il reste un phare pour moi, un modèle absolu de forme. Cette simplicité dense… Si j’avais écrit au XIXe siècle, j’aurais été poète. Mais je ne pense pas que la poésie soit en phase avec notre époque. Toute ma recherche s’inscrit dans une réflexion sur la forme. Comment, après le Nouveau Roman, après de très grands auteurs comme Proust ou Faulkner, peut-on proposer une oeuvre en adéquation complète avec l’époque et qui porte une attention de chaque instant à la forme ? Comment trouver une voix singulière, presque immédiatement reconnaissable ? J’ai aussi cette volonté de donner du plaisir au lecteur, je recherche sa complicité.
Vous écrivez mais vous faites aussi de la photo, du cinéma, des vidéos… Cette pluridisciplinarité est indispensable ?
J’ai cette curiosité globale mais je ne mélange pas tout, je veux à chaque fois trouver la spécificité du médium : je ne veux pas faire des films d’écrivain ou des installations de cinéaste.
Finalement, si vous avez d’abord choisi la littérature, c’est presque un hasard, dû en partie à la lecture de Crime et Châtiment qui vous a fait prendre conscience de la puissance de la littérature, mais aussi à Jérôme Lindon, votre éditeur.
J’aurais écrit quoi qu’il arrive. Mais il est vrai que cette voie idéale vers la reconnaissance, dès mon premier roman, je la dois entièrement à Jérôme Lindon. Quand il publie La Salle de bain en 1985, Claude Simon reçoit le prix Nobel de littérature. Jérôme Lindon avait cette volonté de trouver la relève du Nouveau Roman. Quand il m’a dit qu’il comptait publier mon livre, je lui ai envoyé une lettre de six pages en lui demandant son avis sur une vingtaine de points de détails. Il m’a répondu, en substance : « Vous me recontacterez quand vous aurez fini votre travail, c’est vous l’écrivain, pas moi. » L’éditeur de tout le Nouveau Roman me considérait comme un écrivain, moi le type de 27 ans.
Aujourd’hui, vous vous considérez davantage comme un écrivain ou comme un artiste ?
Ça ne me viendrait pas à l’idée de me présenter comme un artiste plasticien. Mais la question de l’étiquette ne m’intéresse pas. Je suis un artiste, non au sens social du terme, mais dans le sens où je propose une vision du monde. Je tente d’exprimer ma sensibilité, éventuellement mon intelligence et mon humour…
Toutes ces pratiques sont liées : c’est une scène de Fuir, où Marie sort du Louvre, qui a donné l’idée de l’exposition à Pascal Torres, le conservateur de la collection Edmond de Rothschild.
En effet. De la même manière, pour composer La Main et le Regard, j’ai voulu mettre en relation des citations de mes textes avec mes productions visuelles, un peu comme pour un accrochage. Je pense à une formule de Delacroix : « Car qu’est-ce que composer ? C’est associer avec puissance. » Beaucoup d’associations ont d’abord été des hasards qui sont devenus des nécessités. Il faut être ouvert au hasard. Souvent les créateurs se ferment au hasard, il semble importun dans leur création. Je pense au contraire que le hasard apporte beaucoup d’imprévu, beaucoup de vie.
Propos recueillis par Jean-Philippe Toussaint
Exposition Livre/ Louvre du 8 mars au 11 juin, aile Sully, musée du Louvre.
Making of, galerie photo participative, interview, happening : Jean-Philippe Toussaint raconte l’envers de l’exposition sur livre-louvre.arte.tv
L’Urgence et la Patience (Les Editions de Minuit), 112 pages, 11 euros, La Main et le Regard (Le Passage et Louvre Editions), 220 pages, 29 euros,
Rencontre avec Jean-Philippe Toussaint le samedi 17 mars de 14 h à 15 h, stand des Inrockuptibles au Salon du livre, porte de Versailles, Paris XVe.
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