La grande écrivaine, prix Nobel 1993, est morte dans la nuit du 5 au 6 août à 88 ans. A travers son œuvre puissante et lyrique, elle a questionné inlassablement les stigmates de l’esclavage et de la ségrégation, et témoigné de l’histoire afro-américaine.
« Je n’écris jamais sur la vie ‘normale’ mais sur celle qui affleure à la marge, à la limite du cadre et de la loi, là où les désirs s’embrasent. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir qui survit, qui prospère, qui échoue », nous confiait Toni Morrison en 2008 à la sortie d’Un don. Elle est morte dans la nuit du 5 au 6 août en laissant, à 88 ans, l’une des œuvres les plus marquantes du XXe siècle.
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Onze romans complexes, à la beauté ensorcelante, dont « l’écriture était lyrique, mais le point de vue, presque tragique », expliquait-elle encore aux Inrockuptibles, avant de poursuivre sur l’enjeu fondamental de ses textes : « Le racisme a fait un mal énorme à la personnalité et au psychisme des individus. Je ne pensais pas qu’on pouvait le dissimuler, le laisser de côté, faire comme s’il n’avait pas eu d’importance. Il pouvait vous détruire. Il détruit encore des gens. »
Perpétuation des dominations
Toni Morrison a été la première femme écrivaine afro-américaine à être autant remarquée et à recevoir le prix Nobel de littérature en 1993 pour « avoir donné vie à un aspect essentiel de la réalité américaine », comme l’avait alors déclaré l’Académie suédoise. L’aspect essentiel de cette réalité américaine, c’était l’esclavage, la ségrégation et leur héritage, la difficulté pour les Afro-Américains de vivre dans un monde de Blancs, un monde raciste, leurs douleurs et leurs joies, l’onde de choc de cette histoire de domination qui se perpétuait encore des générations plus tard. Dans Beloved (1987), son chef-d’œuvre qui lui apporta la reconnaissance internationale et lui valut de recevoir le prix Pulitzer, elle mettait en scène une esclave qui tue sa fille pour que celle-ci échappe à l’esclavage.
Née le 18 février 1931 à Lorain, Ohio, Toni Morrison (de son vrai nom Chloe Anthony Wofford) était petite-fille d’esclaves, fille d’ouvriers. Quand elle se retrouve, après son divorce d’avec Howard Morrison, à devoir élever ses deux enfants seule, elle y voit l’opportunité de déménager à New York et de se mettre à écrire (en se levant tous les matins à 4 heures, pour avoir le temps d’écrire avant d’emmener les enfants à l’école et aller travailler).
Sur ce tournant de sa vie, elle nous disait : « J’ai surtout eu autour de moi des exemples de femmes dont la vie a été un combat permanent, qu’elles ont fini par gagner en élevant leurs gosses. Ma grand-mère a dû quitter l’Alabama avec ses six enfants à cause de jeunes Blancs qui la menaçaient, elle et les siens. » Toni Morrison travaillera ainsi des personnages de femmes fortes mais vulnérables, de combattantes et s’attachera aux choix qu’elles font lorsqu’elles sont confrontées au pire – à cet égard, lire ses plus grands livres, Paradis, Un don et Home.
Editrice, elle défend la littérature noire
A l’inverse des grandes voix de la littérature afro-américaine, de ces pionnières qui l’ont précédée, de Zora Neale Hurston à Maya Angelou, Morrison s’est fait une place dans un cadre institutionnel, à l’Université et dans une grande maison d’édition où elle a officié comme éditrice. Avant de commencer à écrire, elle a soutenu un mémoire sur le suicide chez Faulkner et Woolf à l’université de Cornell en 1953 ; et c’est chez Random House qu’elle sera en charge de la littérature noire, où elle publiera Angela Davis, Mohamed Ali, et The Black Book en 1974, une anthologie d’écrivain.e.s noir.e.s du temps de l’esclavage aux années 1970.
Très tôt, donc, Toni Morrison fut une passeuse : elle a ouvert la voie à une communauté d’écrivain.e.s noir.e.s vers le grand public. Devenant écrivaine elle-même, recevant de nombreux prix, c’est elle qui a sans doute contribué, même indirectement, à la présence dans le champ littéraire d’écrivain.e.s comme Ta-Nehisi Coates, Colson Whitehead, Chimamanda Ngozi Adichie et d’autres. Pour toute une génération d’écrivain.e.s afro-américains, et pour des générations de lecteur.rice.s, Toni Morrison est une icône. « Ses romans m’ont apporté ce que la vie ne m’avait pas donné : le sentiment d’être comprise, aimée et accompagnée par des femmes bienveillantes, des figures d’ancêtres dont le parcours et la parole redéfinissaient la notion de puissance », nous dit d’elle la femme de lettres Léonora Miona, rencontrée pour notre numéro de rentrée littéraire.
Une langue à la beauté somptueuse
Elle a publié son premier roman, L’Œil le plus bleu, en 1970. Suivront, parmi ses plus connus, Sula (1973), autour d’une amitié entre deux femmes noires, et surtout Beloved, premier volume d’une trilogie inspirée de l’histoire vraie d’une esclave poursuivie par des chasseurs d’esclaves. Délivrances, son onzième roman, est paru en 2015. Son œuvre, l’une des plus importantes de la littérature américaine, s’attelle non seulement à un devoir de mémoire de l’histoire afro-américaine, trop souvent passée sous silence, mais est aussi portée par une langue à la beauté somptueuse, aussi bien brutale, crue, violente – pour ne rien éviter de la violence faite à la communauté noire américaine – qu’incantatoire, incandescente, marquée de réalisme magique, parfois onirique, comme pour mieux restituer l’individualité de ces êtres maltraités, leur droit à s’évader, à avoir des rêves, leur langue, leur poésie.
>> A lire aussi : Notre entretien avec Toni Morrison en 2004 : “La liberté est parfois un bien douteux”
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